Pr. Khalifa Chater

L'économiste maghrébin, du 27 novembre au 11 décembre 2019

 

Le mouvement migratoire affecte l’aire euro-arabe. En Europe, l’opinion publique, sous l’emprise d’une extrême droite xénophobe, martèle contre toutes réalités et données chiffrées, la thèse de “l’invasion migratoire”. A l’appui, la parole populiste développe un élan islamophobe, que peine à condamner les intellectuels. “Une machine infernale est enclenchée” affirme Jean-Philippe Moinet, fondateur de la revue civique, (blog, Quand l’habit "populaire" camoufle le populisme xénophobe). Fait évident, on assiste une évolution caractéristique : les migrations non-qualifiées ont tendance à diminuer en Europe au profit de migrations ponctuelles, et de courte durée, de cadres.

Dans les pays sud méditerranéen, les citoyens condamnent la fermeture des frontières européennes et s’inquiètent du “voyage du désespoir”, traversant la Méditerranée plus meurtrière que jamais. Ils réalisent l’ampleur de l’hémorragie des cadres (ingénieurs, médecin etc.) que l’Europe attire et accueille. D’autre part, les pays maghrébins sont devenus des pays de transit et de destination des migrants de l’Afrique subsaharienne. Pourraient-ils constituer des barrages adéquats que l’Europe réclame.

De fait, le mouvement migratoire se développe : Les raisons structurelles sont évidentes : conséquence de la mondialisation, démarcation entre les niveaux de vie entre l’Europe et les régions du Sud, recherche d’emploi et rêves d’une jeunesse frustrée. Le canal de Sicile, qui concernait les migrants "économiques", du Maghreb et du Sahel africain en quête d’une vie meilleure,   était transformé en cimetière africain. Les dérives du printemps arabes créent, d’autre part, une conjoncture favorable à l’émigration. Les Balkans sont désormais traversés par des Syriens ou des Irakiens fuyant la guerre. D’ailleurs,  les Syriens qui fuient la guerre civile et les camps surchargés du Liban et de la Jordanie demandent le "droit d'asile". Depuis lors le déferlement continue.

L’émigration, la question de l’heure, en Europe : Elle est devenue une question préoccupante. Elle affecte et aliène les relations euro-méditerranéennes. D’une façon générale, les pays européens  ont tenté d'établir un rideau de fer. Le mur de Berlin s’était déplacé vers la Méditerranée.  Les anciens pays de l'Est, qui ont tiré profit de la libre circulation, ont été les plus prompts à bloquer le flux des migrants. La Bulgarie a lancé la prolongation de la barrière qu'elle a dressée face à la Turquie, dés l'été 1989. La garde routière hongroise déroule, depuis l'été 2015, les barbelés. La Macédoine et la Serbie, deux des principaux points de passage des dizaines de milliers de migrants qui tentent de rejoindre l’Union Européenne, ont appelé l’UE à agir. D'autre part, la Grèce a bâti une ceinture de barbelés autour d'Andrinople. L'attitude frileuse de nombreux pays européens contraste avec la ligne d'ouverture assumée par la chancelière allemande.

L’extrême-droite et mêmes de larges franges de la droite dénoncent l’émigration. Phobie des invasions de l’Europe par les migrants, on

l’accuse de tous les tors.  L’opinion publique subit volontiers son influence. Affirmation révélatrice du journal le Figaro : “La route du djihad croise désormais celle de l’émigration, de la délinquance de ces ilots où prospère, dans nos banlieues, nos villes, nos provinces, une contre-société salafite. Un nœud complexe et explosif que l’on préfère trop souvent ne pas regarder” (Vencent Trénolet de Villiers, éditorial, « terrorisme du quotidien », Le Figaro, 24-25 mars 2018).Ce qui explique les dérives des politiques, à la recherche de clientèles.

N’oublions pas le rôle de certains mouvements de gauche et de certains milieux chrétiens plutôt favorables à l’accueil des émigrés. Suivant l’enseignement de l’Evangile, le pape François voit dans l’immigré qui frappe à la porte, une occasion de rencontre avec Jésus. Il veut ouvrir, sans discrimination, les frontières de l’Europe, élargir le regroupement familial et “faciliter l’intégration, par une offre de la citoyenneté, dissociée des capacités linguistiques et économiques”. Néanmoins, il y a une démarcation évidente entre les chrétiens : ceux qui adhérent au discours de l’Evangile et évoquent une éthique de conviction. Ils sont favorables à l’accueil des immigrants. Doxa sociologique affirmée, par certains : “Ils préfèrent avoir tort avec le pape, que raison avec Valeurs actuelles”, journal de droite hostile à l’émigration.

Le malentendu de Barcelone : Le libre échange institué par le processus de Barcelone exclut la circulation des personnes.  L’Union Européenne, inscrit la libre circulation de ses partenaires sud-méditerranéens, dans le contexte de l'afflux des émigrants clandestins vers l'Europe. Alors que l’Union Européenne elle-même s’est construite en instaurant un marché commun fondé sur le libre-échange et un espace de libre-circulation, elle a tenté d’isoler la question de la mobilité des personnes du reste des négociations.

Conclusion : Le contexte migratoire régional est ainsi caractérisé par une double dynamique. Au nord de la mer Méditerranée une phobie populaire des migrations s’est diffusée, notamment à la suite d’attentats sur le territoire européen, mais également stimulée par une instrumentalisation de cette phobie par de nombreux représentants politiques. Tandis qu’au sud de la mer Méditerranée, un sentiment d’étouffement et de désillusion s’est fait ressentir parmi la jeunesse. Elle a tendance à quitter de plus en plus systématiquement le pays, par voie légale pour les élites ou par voie non règlementaire pour celles et ceux dont les demandes de visa ont été refusés. De ce fait, les migrations restent un sujet important de discorde entre les différents Etats membres de l’Union européenne.

Ne perdons pas de vue, l'impact de l'émigration sur l'économie européenne. Des études soulignent les effets positifs de l'immigration sur l'emploi et la croissance. “La contribution des immigrés est supérieur à ce qu'ils reçoivent, en termes de prestations sociales ou de dépenses publiques”  assure Jean-Christophe Dumont, chef de la division chargée des migrations internationales à l'Organisation de coopération et de développement économique (OCDE). Les natifs délaissent les filières sans perspectives et les étrangers répondent aux besoins du marché de l'emploi. Les migrants constituent “une chance et non un danger pour l'économie” (titre de l'article de Jean-Baptiste Jacquin, Le Monde, 3 septembre 2015). Conclusion d'économistes avertis, le migrant n'est plus ce marginal que l'on doit redouter ou accueillir, selon les différents ponts de vue, mais un rouage “de plus en plus essentiel, dans la chaîne d'un monde globalisé”  (Jonas Carcapino, auteur du long métrage "Mediterranea").

Signalons que le groupe de chercheurs Mobglob (mobilité globale et gouvernance des migrations) préconise depuis 2015, une libre circulation des hommes sur le modèle des capitaux et des marchandises. L'un de ses membres, l'anthropologue Michel Agier, Directeur à l'EHESS déclara ; “Nous y étudions les conséquences d'une libération des passages sur cinq zones géographiques. Nos travaux  ne sont pas terminés mais ils montrent déjà qu'une  telle politique n'entrainerait pas d'afflux massif”.