Pr. Khalifa Chater

L'économiste maghrébin, du 25 juin au 1 juillet 2020

 

 “L'histoire consiste à méditer, à s'efforcer d'accéder à la vérité, à expliquer avec finesse les causes et les origines des faits, à connaître à fond le pourquoi et le comment des événements’’. (Ibn khaldoun, Tunis 1332 - Le Caire 1406).

Chaque révolution a ses maladies infantiles, au-delà de la quête  d’une république souverainiste, démocratique et sociale. En Tunisie, les discussions parlementaires du 9 juin 2020, ont été marquées par des polémiques relatives à l’identité nationale, à la genèse de la colonisation et à l’histoire du mouvement national. Cette velléité de révisionnisme - fut-elle exprimée par des voix isolées, des éléments marginaux de la classe politique ! - s’inscrirait au-delà du passéisme et de la nostalgie, les enfants de l’anthropologie révolutionnaire tunisienne. S’agissait- elle de robinsonnades, occultant les rapports de production et de l’exploitation qui en découle, elle nécessite un rétablissement de la vérité et une confirmation de nos assises historiques, par une correction du discours politique de dérive, fut-il minoritaire et non représentatif, vu le consensus parlementaire qui l’a rejeté. Il fallait appréhender l’histoire dans sa globalité et sa complexité, réhabilitant les acteurs politiques, les leaders qui ont engagé la dynamique de promotion du pays.

Le statut de la Tunisie : Oujak de Tunis ou dar jihad (termes usuels dans la correspondance tuniso-ottomane), Etat Barbaresque (terme souvent utilisé par les Européens), wilaya ottomane (province) ou Régence, quel était le statut de la Tunisie ? La Tunisie était certes une wilaya  ottomane ou pachalik, puisque le bey est le pacha, en titre, de la régence de Tunis, un gouverneur de cette province.  Mais la Tunisie disposait d’une autonomie effective, échappant au droit de regard du calife. Les beys se succédaient au sein de la famille mouradite puis husseinite. La régence de Tunis ne payait pas d’impôt à la Turquie, mais offrait des cadeaux à Istanbul, lors de l’accession d’un bey ou d’un calife au pouvoir, occasion de la ratification de la nomination du bey, par le suzerain ottoman.

Les beys de Tunis affirmaient leur indépendance de la Turquie. En mai 1838, soucieuse de rattacher davantage la Régence à son empire, la Turquie envoya un émissaire de haut rang, le vice-amiral ottoman, pour demander à Ahmed Bey, de payer un tribut annuel au sultan. Mais il refusa. La Turquie profita de la promulgation du Khatti Gulhané, pour demander son  application dans la Régence de Tunis. Ahmed Bey refusa. Revenant à la charge, le sultan demanda au bey d’adopter l’emblème national ottoman et de payer des impôts à la sublime Porte. Le Bey refusa (Voir Ibn Abi Dhiaf, Ithaf ahl azzamane bi Akhbar moulouk tounes wahd al aman, t. 4, pages 17, 18, 37, 38, 49). Ahmed Bey rejetait ces demandes, sans remettre en cause la suzeraineté ottomane. D’ailleurs, il effectua, en 1846, une visite officielle en France, sans consulter le sultan, confirmant les vélléités d’indépendance. D’ailleurs, la nature du pouvoir ottoman, assurant ses assises par les soldats turcs et les mamelouks, changea par l’adoption de l’armée nizamie, formée par des hommes du pays.

L’établissement du protectorat : Méconnaissant l’histoire tunisienne, des députés affirmèrent que la Turquie aurait donné la Tunisie à la France. La critique de la politique d’expansion néo-ottomane ne justifie pas une révision politique subjective de l’histoire. La Turquie était “l’homme malade de l’Europe’’, depuis le XVIIIe siècle. Menacée de partage, elle fut sauvée par le Royaume Uni, qui ne voulait pas  permettre, par cette donne, à la Russie d’accéder à la Méditerranée. De fait, la Tunisie vivait une ère de dépendance et était soumise aux consuls de France et de Grande Bretagne. Elle était l’objet de convoitises européennes. Durant son ère précoloniale, elle dut développer ses échanges avec l’Europe, subissant une “économie de traite’’, échangeant ses produits agricoles avec les produits manufacturés. L’alternative coloniale, en vue de la conquête des marchés, était son horizon, à plus ou moins brève échéance. Voir notre étude : Dépendance et mutations précoloniales: La régence de Tunis de 1815 à 1857, Publications de la Faculté des Sciences Humaines et Sociales, Tunis, 1984). L’endettement, depuis 1863, la banqueroute en 1869 et l’établissement de la commission financière internationale Anglos-franco-italienne, en 1869, accéléraient cette mise en dépendance (voir l’analyse, la genèse et les conséquences de la crise financière, par le  professeur Jean Gainage, Les Origines du protectorat français en Tunisie (1861-1881), Paris, PUF 1959).

En marge du congrès de Berlin, Bismarck offrit la Tunisie à la France, souhaitant occulter l’occupation allemande de l’Alsace lorraine. Le congrès de Berlin précipita le partage colonial.

Le mouvement national : Habib Bourguiba fut le leader du mouvement  mouvement national. Peut-on considérer le principal père fondateur comme “un collaborateur de la France’’ (affirmation gratuite d’un marginal, qui suscita un lever de bouclier (discussion parlementaire du 9 juin) ? Peut-on oublier qu’Habib Bourguiba a été l’objet d’arrestations et d’exils ? Il fut arête du 3 septembre 1934 - au 22mai 1936 à  Kebili, Tataouine, Borjle Bœuf, puis du 10  avril 19 38 à janvier 1943, à Teboursouk, Fort Saint-Nicolas de Marseille, Montluc de Lyon et  Fort de Vancia. Il a eu le mérite d’intégrer le peuple dans la lutte nationale et de conduire le pays à l’indépendance, par sa stratégie des étapes. Dans ce contexte, il a engagé les négociations de l’autonomie interne et a exigé la satisfaction de l’objectif de l’indépendance. Habib Bourguiba a choisi le grand propriétaire terrien Tahar Ben Ammar, proche du mouvement national, comme chef de gouvernement, pour diriger l’équipe de négociateurs tunisiens. Le jeune Taieb Mhiri, dirigeant de la lutte a joué le rôle d’intermédiaire entre Habib Bourguiba, en France, Salah Ben Youssef à Genève et le gouvernement, à Tunis. Mais Salah Ben Youssef a pris ses distances et rejoint Bandoeng, considérant l’autonomie interne comme un  “pas en arrière’’. Voir notre étude  Tahar Ben Ammar 1889 - 1985, publications Nirvana, Tunis, 2010.

Peut-on expliquer cette rupture entre Habib Bourguiba et Salah Ben Youssef, par “le radicalisme et le panarabisme’’, du secrétaire général du Néo-Destour ? Au contraire, Salah Ben Youssef a opté pour une tactique modérée, après le retour de Bourguiba du Caire. En août 1950, il est désigné ministre de la Justice dans le gouvernement de M'hamed Chenik, qui devait conduire les négociations vers l’autonomie interne. D’ailleurs, au cours de son exil, Habib Bourguiba souhaitait le développement de la contestation nationaliste, pour développer son argumentaire au Moyen-Orient et en Occident. Lors de son exil, il affirma “Nous avons acquis la certitude, que l’émancipation de la Tunisie de la tutelle française ne sera jamais réalisée avec la coopération de la France. Elle se fera malgré la France ou ne se fera pas’’ (lettre de Bourguiba à son fils, Le Caire, 16 janvier 1949, in Habib Bourguiba, la Tunisie et la France, Julliard, 1954, p.219). Par contre, Salah Ben Youssef, qui dirigeait l’appareil du parti, durant l’exil de Bourguiba,  souhaitait calmer le jeu et entretenait des bonnes relations avec l’Establishment, en faveur des réformes.

Le statut radical et panarabe de Ben Youssef est bien tardif. Certes, Ben Youssef  était considéré, dans cette conjoncture, comme “extrémiste’’. Mais il était aussi “plus traditionnaliste et plus conservateur’’, alors que Bourguiba devait se distinguer par sa modernité (jugement de Ben Youssef par Vacherot, in Albert Memmi, Tunisie, an 1, CNRS, 2017, p. 67). Mais le conflit s’expliquait essentiellement par la lutte pour le pouvoir entre les deux leaders. Bourguiba était le chef charismatique du Néo-Destour. Ben Youssef était le dirigeant de l’appareil. Outre la légitimité de la fondation du parti, la préparation  de la lutte populaire avec Ahmed Tlili, et le recouvrement de la souveraineté, Bourguiba fut le promoteur de l’Etat moderne, de l’émancipation de la femme, de l’enseignement obligatoire et du développement des services de santé. Ces apports ne pouvaient être négligés.