Pr. Khalifa Chater
l'Economiste maghrébin, n°753, du 12 au 26 décembre 2018
Les conflits entre Béji Caïd Essebsi, Youssef Chahed et Rached Ghannouchi et la mobilisation de leurs relais (Nida Tounes, Nahdha, coalition nationale) ont mis à l’ordre du jour des tiraillements. Dans cette conjoncture de conflits résultants de volontés, d’intérêts contradictoires et de tensions, le jeu politique privilégie les manœuvres, dans un contexte de mésalliance. Comment définir, en conséquences, le nouveau paysage politique et les enjeux politiques, économiques et sociaux ainsi que leurs effets ?
“ C'est l'intérêt qui brise les nœuds de toutes les alliances’’. Citons ce constat du philosophe Nicolas Machiavel (1469 - 1527), dans son livre Le Prince, une œuvre du réalisme en science politique, qui nous permet d’expliquer la fin de l’alliance/connivence entre Béji Caïd Essebsi, le président de la république et Rached Ghannouchi, le leader du parti Nahdha. Prenant acte des résultats électoraux de 2014, Béji Caïd Essebsi a esquissé un rapprochement entre son parti moderniste et la mouvance de l’islam politique, estimant qu’en “politique le choix est rarement entre le bien et le mal, mais entre le pire et le moindre mal“(Machiavel. Ibid.). Mais règle de La Palice, les parallèles ne pouvaient se joindre. La vie politique tunisienne est désormais marquée par cette rupture et ses effets, dans le court terme et le long terme.
L’actualité événementielle expliquerait cette mésalliance : Le refus de Nahdha de ratifier la demande du président de changer le chef du gouvernement l’aurait mécontenté. Remettant en cause sa hiérarchie des alliés Nahdha a érigé, de ce fait, Youssef Chahed, en acteur déterminant du paysage politique. Mais les observateurs placeraient cette rupture, dans l’horizon électoral de 2019 et les repositionnements des acteurs, en vue de ses assises. L’idéologie servant bien entendu les campagnes, pour justifier la démarcation entre les candidats. D’autres analystes inscrivent cette donne dans la géopolitique internationale : L’Islam politique a bénéficié, depuis 2011, du soutien américain et de la bienveillance des puissances européennes, faisant valoir un environnement favorable à l’alliance tunisienne. Mais la prise de distance des grands acteurs internationaux de l’islam politique aurait pu favoriser des changements intérieurs significatifs.
Ne nous attardons pas sur les querelles rituelles, faisant valoir les manœuvres du chef de gouvernement, contre le président :
- La constitution d’une majorité parlementaire, faisant valoir son autorité et les velléités de formation d’un parti,
- Le remaniement ministériel, sans la consultation du chef de l’Etat,
- L’affirmation de son pouvoir, en déclarant qu’il est le chef du gouvernement et non le premier ministre.
Redimensionnons les effets de ces manœuvres “Tout ce qui grouille, grenouille et scribouille m'est indifférent’’. avait dit le Général de Gaulle. Pouvaient-elles être tolérées par Béji Caïd Essebsi, président élu et bénéficiant d’une légitimité historique. Comment pouvait-il réagir dans ce paysage triangulaire ? S’attaquant au parti Nahdha et sous-estimant le chef du gouvernement, considéré comme simple relai de ses alliés, le président a redéfini ses relations avec ce parti, en développant ses argumentaires :
- La réceptions des avocats des martyrs Belaid et Brahmi, par le président le 26 novembre. Les avocats lui ont présenté un rapport sur l’évolution du dossier d’assassinat des deux martyrs portant particulièrement sur le système secret du parti Nahdha.
- La réunion du Conseil national de sécurité, le 29 novembre et sa mise à l’ordre du jour de l’organisation secrète de Nahdha
D’autre part, la réception du prince héritier saoudien, le 27 novembre, constitue un indicateur supplémentaire. L’opposition de Nahdha s’inscrit dans son alliance avec le Qatar et la Turquie, contre l’Arabie Saoudite et les Emirats. Or, la présidence tunisienne a tout simplement respecté des normes diplomatiques et des relations fraternelles, qui ne tolèrent pas des références aux vicissitudes de la vie intérieure des pays.
Fait évident, le Président passe à l’offensive et contre-attaque. Youssef Chahed est de fait affaibli, par la mise en cause de son allié politique. Pourrait-il confirmer son rejet de la mouvance de progrès, qui l’a mis au pouvoir. Pourrait-il se permettre de ne pas exprimer sa solidarité avec le président ? Pourrait-il compter sur l’alliance nationale, qui l’a érigé en leader du parti qu’elle comptait créer, mais qui ne peut transgresser son idéologie progressiste. Le président engage une opération de rééquilibrage du paysage, affirmant une nouvelle équation politique.
D’autre part, le parti à créer par la coalition nationale serait une chimère, vu la volonté du président de constituer une mouvance de progrès, associant éventuellement tous les opposants à Nahdha. La réunion du président avec Mehdi Joma, ancien chef du gouvernement de compétences et du leader Néjib Chabbi n’est pas un acte gratuit. Il confirme qu’il est en train de construire un front, favorisant sa réélection ou le triomphe du candidat qu’il proposerait. D’autre parti, le parti Nahdha l’objet d’une campagne, qui pourrait l’affaiblit.
La nouvelle alliance en construction balise l’horizon électoral de 2019. Mais la bataille idéologique pourrait-elle compenser l’occultation de la crise économique ? Prenons la juste mesure de la gravité de la colère sourde de “la Tunisie des invisibles’’, la population, qui se considère peu écoutée. Elle attend la prise en compte de ses attentes et de ses revendications.