Pr. Khalifa CHATER
Le déclin de l'empire ottoman et son repli territorial, la campagne de l'Egypte (1798 - 18O1), l'expédition d'Exmouth contre les régences d'Alger, Tunis et Tripoli (1816) et l'occupation d'Alger (1830), révélaient que les rapports de forces étaient désormais favorables aux puissances occidentales et que le monde de l'Islam était bel et bien menacé. Pour faire face à cette situation périlleuse, Le Caire et Tunis créèrent des armées nizamies à l'européenne pour renforcer leurs dispositifs de défense et engagèrent une politique volontaire de modernisation. Prenant conscience de leur retard, ils décidèrent de suivre l'exemple européen et optèrent, dans de nombreux domaines, pour «l'emprunt à l'Occident », qui suscitait paradoxalement leur méfiance et leur admiration.
Cette intuition des dirigeants anticipait l'action de formulation, de définition et de théorisation des réformateurs idéologues (Raffa Rifaat at-Tahtaoui, Mahmoud Kabadou, Ben Dhiaf, Khéréddine etc.). Le décalage entre l'action politique et sa théorisation, dans le domaine de l'emprunt à l'Occident, la modernisation de l'armée et les velléités d'industrialisation permet de redimensionner l'action des idéologues des réformes, qui ont émergé à l'ombre d'un pouvoir conscient des nouveaux enjeux de la conjoncture. L'action des ouléma(s) - réformateurs a eu, pour objectifs, d'expliciter ces programmes, de les définir, de les analyser et surtout de les légitimer, par rapport à la charria, le droit musulman. Leurs écrits ( chroniques, relations de voyage, conceptions politiques, discours fondateurs d'une nouvelle pensée politique), s'inscrivent dans une nouvelle approche, une nouvelle perception de l'autre.
I - La vision de Jabarti, au cours d'une conjoncture conflictuelle : Je me propose d'étudier “La perception de l'autre”, par l'historien Abderrahmane al-Jabarti (1723-1825), dans ses annales[1] relatives à l'expédition de Bonaparte en Egypte (1798-1802). Deux informations préliminaires permettent de situer cette relation, dans son contexte :
L'historien Abderrahmane al-Jabarti appartient aux corps des ouléma(s), qui constituait, de fait, dans les pays musulmans, des établissements juridico-religieux, exerçant de larges prérogatives: légitimation du pouvoir, droit de regard sur l'éthique, enseignement, justice, etc. Hauts lieux du savoir au Moyen Age, Al-Azhar, au Caire, Az-Zitouna, à Tunis, al-Qarawiyin à Fès et les différents Jamaa-universités d'Orient ont réduit le champs de leur enseignement aux études religieuses et aux sciences annexes d'application : grammaire, rhétorique etc. Ils ont opté pour une formation scolastique, fondée sur l'explication souvent littérale des gloses et des commentaires des grands maîtres d'antan. Durant cette ère de déclin, “le processus culturel et religieux était alors appréhendé comme une totalité fermée dans un temps clos”, selon l'expression du regretté Béchir Tlili[2]. Occultant volontiers la contingence historique, cette approche structurait la mémoire des lettrés, en faisant valoir la période fondatrice sanctifiée: celle de la genèse de l'oumma. Il était dans la nature des chose, que les oulémas-dévots avaient tendance à percevoir le monde à travers leur «éthique de conviction» selon la formule consacrée de Max Weber.
Deuxième observation préliminaire : «La perception de l'autre», chez Jabarti, est exaspérée par la conjoncture tragique de la campagne de Bonaparte en Egypte, avec ses péripéties militaires et son occupation du pays, par un pouvoir étranger, de surcroît chrétien :
“L'année 1213 de l'Hégire (1798-1799), affirmait Jabarti, inaugurait les grandes épopées, les événements d'envergure ...., la multiplication des malheurs ..., la succession des épreuves, le dérèglement du temps, le renversements des situations normales, l'inversion du sujet, une suite de tragédies ..., l'ère de la déraison et de la ruine[3]”.
- a) La relation de la campagne militaire: Les oulémas définissaient la campagne d'Egypte comme une guerre de religions et faisaient valoir l'Islam, comme ultime recours et référence fondamentale de la résistance contre l'expansion «chrétienne». Rejetant l'invitation de Bonaparte de considérer comme une miséricorde de Dieu, la chute du régime mamelouk et de reconnaître simultanément l'autorité du sultan-calife et des troupes françaises, les ouléma(s) constituèrent un front de résistance spirituelle[4]. Organisant des séances de prière, de lecture du Coran, des recueils des hadiths de Boukhari à El Azhar, dans les différents mausolées et les écoles coraniques, ils exprimaient leur solidarité effective avec la lutte armée dirigée par les Mamelouks[5]. Cette mobilisation religieuse révélait que l'expédition égyptienne était perçue comme une «croisade», devant nécessairement susciter l'appel au Jihad. Incarnant la conscience religieuse, les ouléma(s) s'associèrent à l'organisation de la résistance, rappelèrent les exigences de la solidarité et firent valoir la nécessite des combats[6]. Tout en rejoignant évidemment cette approche, Jabarti désigne les soldats de Bonaparte par leurs identités nationales, comme des Français et non comme des chrétiens[7]. Nous remarquons aussi, que Jabarti qui évoque la dimension religieuse des scènes de mobilisation générale, accompagnées de chants, de prière et de demande d'intercession, n'utilise guère les termes consacrés de croisade et de Jihad. Evoquant le soulèvement populaire du Caire, le samedi 20 octobre 1798, en réaction à l'imposition des impôts sur les biens immeubles, par les autorités d'occupation, Jabarti évoque les mots d'ordre des résistants: «Jihad» et «triomphe de la religion d'Allah». Mais l'auteur des Annales prend ses distances par rapport à ce mouvement populaire et critique les abus qui furent commis et notamment l'attaque des domiciles des chrétiens locaux et de leurs voisins musulmans[8]. Notons d'ailleurs, que les ouléma(s) du Caire, qui ont intercédé auprès des autorités françaises, pour arrêter la répression qui s'en suivit, ont condamné diplomatiquement ces actes, encourageant la soumission[9]. Jabarti adopte la même attitude critique, en relatant le soulèvement du 16 mars 1801 et l’appel au Jihad qui se traduisit, en fait, par l'attaque des quartiers chrétiens[10]. Sans appuyer la position de l'Establishment religieux égyptien, qui recommandait la soumission, Jabarti considère la résistance populaire comme des Fitnas (des discordes), portant tort aux habitants, vu l'inégal rapport des forces et remet en cause ceux qui se sont érigés en chefs de la lutte[11]. Jabarti rejoint les ouléma(s) et les corps constitués qui ont opté pour la résignation et la prudence, craignant les effets de l'occupation française et se méfiant des mouvements de foules, alors que Bonaparte essayait de s’assurer leurs faveurs, en ménageant leurs us et coutumes.
- b) Les nouvelles conditions du «vivre ensemble» : Les musulmans évitaient les séjours dans les pays chrétiens. Ils n'entretenaient pas, d'ailleurs, de représentations diplomatiques à l'étranger, préférant envoyer au besoin, des représentants extraordinaires, pour des missions ponctuelles. Des minorités chrétiennes co-existaient certes, en Egypte et en Syrie, respectant leurs traditions. Mais elles se soumettaient à l'ordre dominant. Vivant dans leur monde, les musulmans d'Egypte étaient soumis à l'épreuve de la domination d'un pouvoir étranger, qui réglementait leur cadre de vie. Pour obtenir le ralliement des ouléma(s) et faire échec aux mots d'ordre de résistance religieuse, les autorités d'occupation définirent certes, une véritable politique musulmane[12]. Mais la communauté française introduisait en Egypte son mode de vie, régi par ses propres valeurs. Son établissement en Egypte annonce la problématique de la coexistence des colonies européennes avec les sociétés d'accueil durant l'ère coloniale.
Or, “«vivre ensemble» suppose un espace de vie commun, dans le contexte d'une histoire acceptée, de valeurs partagées et de règles juridiques assumées[13]”. Il serait donc excessif de définir ainsi les relations des populations égyptiennes et françaises, durant cette conjoncture. Mais toute vie sur le même espace implique, outre l'acceptation de l'existence de l'autre, l'établissement de certaines relations d'échanges et d'une mutuelle connaissance. Mais les influences restaient réduites, car l'occupation conforte les affirmations identitaires et suscite la méfiance. La société égyptienne, sur la défensive, considérait l'introduction de certaines mœurs et usages français, comme des innovations condamnables, pis des agressions caractérisées. L'appréciation de Jabarti des effets de l'occupation française sur les mœurs et coutumes égyptiennes atteste qu'il perçoit la coexistence de deux communautés comme «un choc de cultures». Jabarti décrit ainsi l'influence du mode de vie français sur les Egyptiennes:
“ (Les femmes françaises) sortaient sans aucune pudeur et honte. Quand les Français arrivèrent au Caire - quelques-uns avec leurs épouses - ils sortaient dans les rues avec leurs femmes. Ces dames avaient le visage à découvert, portaient des jupes (fustânât), des écharpes de couleur, des foulards de tête brodés en cachemire qui leur retombaient sur les épaules. Elles montaient ainsi sur les chevaux et les ânes, les conduisant sans ménagement, en riant aux éclats, à gorge déployée, plaisantant avec les loueurs de monture et avec les voyous. On vit alors les femmes (égyptiennes) de bas étage et sans retenue se mêler aux Français, à cause de leur générosité et de leur complaisance pour le beau sexe...
Lors de la crue du Nil, quand les barques purent circuler dans le canal, les femmes donnèrent libre cours à la coquetterie: elles se mêlèrent aux Français et ceux-ci les emmenaient en barque. Ce furent alors des danses, des chants, des beuveries de jour et de nuit, à la lumière des flambeaux ou des bougies, avec ces dames qui portaient des vêtements splendides et des bijoux et des gemmes incrustées. Et tout cela était accompagné d'instruments de musique. Les marins multipliaient plaisanteries et bouffonneries, en se répondant les uns les autres à tue-tête au rythme des avirons sur des thèmes stupides d'une vulgaire inspiration, surtout si le haschisch leur était monté à la tête et gouvernait leur esprit. Alors, ils criaient, tapaient du tambourin, dansaient, jouaient de la flûte, s'interpellaient tout en imitant le langage des Français, dont ils reproduisaient des paroles dans leurs chants...[14]”
Jabarti dénonce ce qu'il considère comme effet néfaste de cette proximité. Pouvait-on parler d'un bouleversement de mœurs, dans un laps de temps aussi court ? Il y eut peut-être quelques relations illicites, du fait des situations de contraintes, fréquentes pendant les guerres. Jabarti évoque des cas de prises, à la suite de la dernière révolte du Caire et le combat dans la ville de Bûlâq: “ Les Français se livrèrent à toutes sortes d'exterminations et de razzias; ils prirent les femmes et les filles qui leur plaisaient, ils les retinrent de force chez eux et les vêtirent comme les femmes de chez eux, les obligeant à imiter ces dernières en toutes choses. La plupart abandonnèrent le voile du visage complètement”. Il cite les cas, sans doute peu fréquents, de mariages entre Français et musulmanes:“ Beaucoup de Français, dit-il, demandèrent en mariage des filles de notables, qui les leur donnaient par désir du pouvoir ou en vue d’obtenir des cadeaux. Au cours du contrat, I'intéressé faisait montre d'Islam en proférant la double profession de foi [en Dieu et au Prophète: il n'en était pas à cela près ! [Mot à mot: il n'avait pas une foi qu'il aurait craint de profaner.][15]”
Mais Jabarti a été plus inquiété par le statut des femmes, dans la société française et ses effets d'entraînement sur les Egyptiennes, qui bénéficiaient d'une certaine promotion. “Il en fut de même dans l'administration des quartiers. On vit des femmes musulmanes habillées à la manière des Françaises. Elles sortaient avec les fonctionnaires des quartiers pour les inspections et les affaires concernant la population ou pour les jugements ordinaires, pour commander, interdire ou lancer des appels aux gens. La femme allait toute seule ou avec quelques compagnes ou personnes invitées du même genre. Elle avançait précédée de qawwâ(s) ou de serviteurs, munis de bâton; les gens regardaient le spectacle, comme pour le passage de l'officier de police. On la voyait prendre des décisions, commandant et interdisant[16]”.
Jabarti présentait une vision catastrophique d'une soi-disant dissolution des mœurs. Culture des apparences, fuite en avant, combats symboliques à défaut d'autres choses! Faut-il s'étonner de l'émergence de fantasmes, d'amalgames, de préjugés, d'appréciations hâtives de la civilisation de l'autre, au cours des grands affrontements. Pour la «société bien pensante» égyptienne soucieuse de se disculper, Jabarti assigna à la femme ce triste rôle de bouc émissaire du guerrier en déroute.
II - Les relations de voyage de Tahtaoui et Ben Dhiaf : Les voyages en Europe, les séjours dans les pays non musulmans étaient rares et exceptionnels. Ils devinrent, certes, plus fréquents durant le XIXe siècle, marqué par une certaine ouverture, fut-elle timide! Mais ils avaient lieu par nécessité. Rafaa Rifaat at-Tahtaoui effectua un séjour prolongé en France, comme imam de la mission universitaire égyptienne (1826-1830). Ben Dhiaf accompagna Ahmed Bey, au cours de son voyage parisien (1846). Leurs relations de voyages qui mettent en valeur le caractère novateur de l'initiative, présentent des témoignages révélateurs sur leur perception de la société française. Elles traduisent l'émergence d'un nouveau paradigme, privilégiant «l'emprunt à l'Occident», identifiant de nouveaux modèles, exprimant de nouvelles attentes et de nouveaux espoirs.
- a) Riffat Tahtaoui, la découverte des institutions libérales : Rifaat Raffaa at-Tahtaoui[17] (1801-1873) consigna ses observations parisiennes dans son œuvre La purification de l'or dans l'aperçu abrégé de Paris[18]. Présentant la vie parisienne, décrivant les lettres et les arts qui s'y développèrent, définissant son régime politique et ses institutions libérales, il explore le fossé qui sépare les mode de vie et de pensée en France et en Egypte et y exprime son admiration :
“J’ai engagé (dans cette relation), dit-il, les pays musulmans à accorder l’intérêt aux sciences de l’étranger, les arts et industries car la perfection, des ces pays des Francs, dans ces disciplines est incontestable et communément connue. Or la quête de la vérité doit être poursuivie. Je reconnais que j’ai bien envié, durant mon séjour dans ce pays, ces peuples d’y avoir bénéficié, tout en déplorant leur absence dans les régences musulmanes[19]”.
Cette appréciation n'implique point qu'il déprécie son pays, qu'il appelle selon l'expression égyptienne usitée «Misr, oum ad-dounia», la mère (le centre) du Monde[20]. Il situe, d'ailleurs, l'Egypte au sommet de l'échelle, la classant parmi les pays «civilisés» de la planète, reléguant au rang de sauvages les peuples analphabètes et aux rangs de barbares, les rustres bédouins. Faisant valoir l'inégal niveau des pays civilisés, Tahtaoui estime cependant que “les pays francs ont atteint le plus d’ingéniosité dans les sciences mathématiques, naturelles et métaphysiques[21]”. Mais il accorde sa préférence aux Parisiens, remarquant, d'autre part, qu'ils ne ressemblent pas aux chrétiens coptes d'Egypte, ignorants et candides[22].
Le lettré musulman critique, cependant, les mœurs des habitants de la France, “pays de l’incroyance et de l’obstination[23]”. Paris lui parait “pleine de pêchés, d’innovations et d'erreurs, à l’instar des autres villes de France et de l'Occident”. Il cite, à l'appui de ses critiques, “l'infidélité de beaucoup de femmes et l’absence de jalousie de leurs maris, à la différence des musulmans”, regrettant que les comportements volages, qu'il qualifie de débauches (zina) ne soient pas considérés comme “péché absolu[24]”.
Par contre, Jabarti fait valoir les bienfaits du régime libéral et fait l'éloge de la Charte, octroyée lors de la restauration. “Nous vous en parlons de cette charte, bien que la plupart de ce qu’elle renferme n’existe ni dans le Coran, ni dans la Sounna., pour que tu saches comment est-ce que leurs esprits estiment que la justice et l’équité constituent des facteurs de oumran- peuplement et de la tranquillité des hommes[25]”. Vu l'absence d'équivalents arabe aux concepts politiques qu'il évoque, il arabise l'expression charte et traduit le concept de liberté par la justice et l'équité[26]. D'autre part, il consacre un long chapitre à “l’avance des Parisiens dans les sciences, les arts et l’industrie”, faisant valoir ses centres d'intérêts[27]. Il saisit cette opportunité pour montrer les lacunes de formation des ouléma(s) musulmans, qui occultent les sciences modernes et se consacrent essentiellement aux disciplines religieuses[28].
- b) Ben Dhiaf et la découverte d'un modèle de oumran/développement: Cette visite fut effectuée dans les meilleures conditions puisque Ben Dhiaf[29] faisait partie de la suite d'Ahmed Bey, invité du roi de France[30]. Elle dura près de deux mois (5 novembre -31 décembre 1846). Ben Dhiaf fut émerveillé par la découverte d'un pays qui s'industrialise, développe son agriculture, modernise son armée et fait valoir les intérêts qu'il porte aux créations artistiques[31]. La visite de Paris, fut l'objet de son émerveillement : “Toutes les merveilles du monde s'y trouvent, dit-il. Tout ce qui est beau y est rassemblé ![32]”
Ben Dhiaf remarque, au cours de cette relation, le développement agricole et industrielle, décrit les signes de prospérité et les attribue au respect des droits de l'homme, au règne de la justice et de l'équité : “les terres sont irriguées par les pluies de la justice et ses torrents bienfaisants. Il est rare, dit-il, de rencontrer quelqu'un qui se plaint de l'injustice, sinon de lui-même[33]”. Je me permettrais d'évoquer cette anecdote racontée par Ben Dhiaf, au cours de son séjour parisien. Au moment, où le bey visitait les Champs Elysées, Ben Dhiaf, exprima son enchantement. Ahmed Bey, éprouvant le mal du pays, évoqua avec nostalgie Bab Alioua et les odeurs que répandait le fabricant de beignets, dans ce quartier de Tunis. “Je lui répondis, en plaisantant, alors que je respirais l'air de la liberté, puisait de son eau, les pieds sur son sol :Vous avez raison, car lorsque vous entrez par cette porte, vous pouvez faire ce que bon vous semble, alors que maintenant vous êtes un homme ordinaire. Le bey me répondit ainsi : Que Dieu vous pardonne. Pourquoi est-ce que vous ne considérez pas mon amour pour la patrie pour elle-même et ses différentes situations. Je lui répondis : Ce pays fait oublier la patrie et les parents. Nous réagissons, répondit le bey, comme ce proverbe populaire : Celui qui voit le froment des autres, jette son orge[34]”. Cette anecdote traduit l'admiration de Ben Dhiaf de la France, qu'il érigera en modèle, lors de l'élaboration de son programme de réformes[35].
III - Le manifeste de Khéreddine (1867) : Khéredine[36] fut considéré comme le père fondateur de la pensée réformatrice tunisienne. Nous devons cependant nuancer ce jugement, en plaçant cette grande œuvre dans son contexte. L'étude de la genèse de l'école moderniste tunisienne atteste le rôle de pionnier du cheikh Mahmoud Kabadou (1815 - 1871), auteur de la Dibaja, rédigée en 1844, comme préface de la traduction du Précis de l'art de guerre, du baron Henri de Jomini, par les élèves de l'Ecole Polytechnique du Bardo. Défendant le programme d'Ahmed Bey, favorable à l'emprunt à l'Occident, Kabadou déclare : “ Le musulman doit rechercher la sagesse là où elle se trouve[37]”. Kabadou exerça une grande influence sur ses proches et ses étudiants, en remettant en question certaines certitudes et convictions traditionnelles, fortement ébranlées, d'ailleurs, par l'émergence de nouveaux rapports de forces. Khéreddine qui s'inscrit dans cette mouvance réformatrice, devint, du fait de son statut, de son rayonnement et des enseignements de ses séjours à l'étranger, son chef de file, son maître à pensée. Son niveau scolaire l'incitait, en toute logique, à s'en remettre à son équipe, pour la documentation, la quête du référentiel religieux et bien entendu, la rédaction finale[38]. Mais sa signature de l'œuvre devait lui assurer la promotion requise. Le manifeste fut publié presque simultanément, en arabe et en français et connut une assez grande diffusion[39]. Notons, d'autre part, que Khéreddine se propose de présenter un diagnostic général du monde musulman, en vue d'assurer sa renaissance.
- a) Les objectifs de l'œuvre : Ils sont définis, dans la préface[40]. Khéreddine présente son manifeste comme le résultat d'une longue méditation “sur les causes du progrès et de la décadence des sociétés anciennes et modernes”. Il estime nécessaire de “connaître ce qui se passe chez les autres” et d'abord dans l'environnement proche et de tirer profit de leurs expériences. Prenant conscience des profondes mutations qui s'opèrent “au milieu du mouvement général des esprits et dans 1'état actuel des nations qui rivalisent entre elles, dans la recherche du bien et du mieux”, il estime que l'ouverture est désormais inévitable :
“De nos jours, dit-il, avec la rapidité des communications et les moyens encore plus rapides de la transmission de la pensée, nous n'hésitons pas à considérer le monde comme une petite ville unie habité par des peuples différents, par nécessité, en contact toujours plus fréquent entre elles ... et concourant, à l'intérêt général[41].”
Khérédinne ne ménage pas sa critiques aux élites dirigeantes; ouléma(s) et hommes du pouvoir et dénonce leur défection, durant cette conjoncture grave :
“Chargés de tenir compte des besoins de l'époque, lors de l'élaboration des jugements, les ouléma(s) sont peu soucieux de connaître les affaires intérieures de leur pays, et ignorent complètement ce qui se passe chez les autres. Or, est-il admissible que ceux qui sont destinés à être les médecins de la nation ignorent la nature du mal, ou ne mettent leur gloire à être initiés aux principes les plus élevés de la science que pour ne pas les appliquer ?
C'est aussi avec non moins de regret qu'on doit reconnaître que, parmi les hommes politiques, il y en a qui partagent réellement l'ignorance politique des ouléma(s), et d'autres qui l'occultent pour servir le pouvoir absolu[42]”.
Khéreddine adresse son message aux ouléma(s) et aux hommes politiques pour les mettre “à même de connaître ce qu'il importe de savoir à présent sur l'état politico-économique des nations européennes” et de leur montrer “les moyens qu'elles ont employés pour atteindre le haut degré de progrès et de prospérité dont elles jouissent maintenant[43]”.
- b) L'emprunt à l'Occident : .Khéreddine estime que l'introduction des Tanzimat (réformes du système politique, selon l'exemple européen) est une question essentielle. Il légitime cette mesure préconisée, dans le cadre de l'emprunt à l'Occident, par la lecture de l'histoire de l'Etat mohammédien et met à nu la contradiction de certaines élites qui achètent les produits de consommation européens : vêtements, meubles etc., aux détriments de l'économie du pays et refusent de s'inspirer de leurs institutions politiques :
“Il est facile de comprendre combien un pareil système de consommation est humiliant, antiéconomique et antipolitique. Humiliant, parce que le besoin de recourir à l'étranger pour presque tous les objets de première nécessité démontre l'état arriéré des arts dans le pays; antiéconomique, parce qu'il favorise l'industrie étrangère au détriment de l'industrie nationale, qui ne peut se livrer à la transformation des produits indigènes, transformation qui constitue une des principales sources de la richesse publique; antipolitique et surtout, parce que la nécessité pour un état de recourir constamment à un autre est un obstacle à son indépendance et une cause de faiblesse, particulièrement si cette nécessité a rapport aux armes et au matériel de guerre; car si on peut acheter ces choses en temps de paix de gré à gré chez l'étranger, il est impossible de se les procurer de la même source en temps de guerre, à n'importe quel prix[44]”.
Nous réalisons l'intérêt qu'accorde Khéreddine à la dimension économique. Son approche est globale et prend en considération les différents aspects économiques et politiques, qui lui paraissent solidaires, à la suite de ses observations européennes. “La justice, la bonne administration et les bonnes institutions politiques , dit-il, sont les causes de l'augmentation de la richesse, de la population et du bien-être général”[45].
- c) Le modèle de la société industrielle libérale : La présentation d'une histoire sélective du développement/oumrane de l'Europe est pertinente. Khéreddine se propose de retracer “la marche de la civilisation en Europe, depuis Charlemagne jusqu'à l'époque actuelle[46]”.Il présenta, comme repères de cette évolution, les principales découvertes et inventions (machine à vapeur, hélice, montgolfière, métier à tisser etc.).
Khéreddine décrit ainsi le processus de l'édification de la société industrielle libérale, modèle de projet de société qu'il défend : La liberté, estime-t-il, crée les conditions propices au développement de la société de libre entreprise, avec ses sociétés capitalistes, ses banques et tout ce que nécessite l'économie de marché telles les grandes foires[47]. Nous nous rendons compte que Khéreddine préconise un changement global, qui dépasse le champ du politique ou du culturel, identifiant grâce aux modèles européens, un projet de société nouvelle, qui concilie le respect des sources d'autorité de l'Islam et la mutation profonde et générale de la société.
Conclusion : Nous remarquons que les écrits de l'intelligentsia éclairée (Raffa Rifaat at-Tahtaoui, Mahmoud Kabadou, Ben Dhiaf, Khéréddine) traduisent un grand changement et attestent l'émergence d'un nouveau paradigme, une nouvelle vision des “blocs de connaissances unitaires”, selon la définition de l'épistémè de Michel Foucault[48]. Les mutations de “la perception de l'autre” s'inscrit dans ce nouveau paradigme.
Certes le paradigme traditionnel, c'est-à-dire “la conscience de la pratique existante[49]”, restait dominant.. Les ouléma(s) cairote Jabarti et tunisois Mohamed Ben Slama restèrent fidèles à ses schémas de pensé, à son référentiel traditionnel. Mais ne sous estimons pas les effets d'annonce et d'entraînement de cette pensée moderniste - induite par une nouvelle perception de l'autre et une volonté d'ouverture de l'horizon - et cette appel pour une prise en compte des mutations du contexte géopolitique.
Khalifa Chater
(Cahiers de la Méditerranée, Nice, n°66, juin 2003)
[1] - Tarikh el ajaïbi wal Athar fil tarajimi wal akhbar. 3 tomes, Dar el Fares Beyrouth; sans date. Voir pour la relation de l’expédition d'Egypte t..2.
[2]- - B. Tlili, Les rapports culturels et idéologiques entre l'Orient et l'Occident en Tunisie, au XIXe siècle (1830-1880), Tunis, Editions de l'Université, 1974, p. 124.
[3] - Jabarti, op. cit., p. 179.
[4] - Voir la circulaire de Bonaparte, distribuée au début de la campagne, in Jabarti, op.cit., t. 2, pp. 182-184.
[5] - Ibid., pp. 185-187
[6] - Voir leur participation à l'organisation de la lutte à Boulak. Ibid. Voir aussi p.324.
[7] - Ibid. Voir, par exemple, pp.185 et 187.
[8] - Ibid., pp. 218-219.
[9] - Ibid., pp. 226-227.
[10] - Ibid., pp. 322-326.
[11] - Ibid., pp. 335-336.
[12] - Voir notre étude : "L'expédition d'Egypte et les «ouléma» (1789-1801) : Réactions et impact, in Etudes Internationales, n°38, 1/91, pp.97 -105.
[13] - D'après la définition de Yves Charles Zarka, co-auteur de l'étude Les fondements philosophiques de la tolérance, Paris, 2003. Voir son interview in Le Monde des Livres du 8 novembre 2002, p. VIII.
[14] - Voir Jabarti, évoquant les événements du samedi 28 rajab 1213 (5 janvier 1799), op. cit., pp. 346-347. Voir la traduction française de cette relation : Journal d’un notable du Caire, durant l’expédition française (1798-1801), traduit et annoté par Joseph Cuoq, Paris, Albin Michel, Paris, 1979, pp. 320-321.
[15] - Ibid.
[16] - Ibid.
[17] - Rifaat Raffaa at-Tahtaoui (vulgo Tahtaoui), né en 1801, a fait partie de l'équipe de Mohamed Ali qui lui a confié la direction d'importantes institutions culturelles : Ecole Royale d'Administration (1834), Ecole des Langues (1835), avant son intégration au sein de l'équipe du journal officiel comme rédacteur. Il meurt en 1873.
[18] - Titre en arabe Talkhiss al-iiriz ila talkhis parizs. Nous estimons que la traduction de Anouar Abdel Malek occulte la relation entre les deux propositions du titre : La purifacation de l'or ou l'aperçu abrégé de Paris, car elle sous estime la préposition «Ila», (dans le but de) qui indique que la purification de l'or se réfère à cet abrégé. Nous nous référons, à l'édition de l'ouvrage de 1973. t. 2, édition de l'ensemble de l'œuvre de Tahtaoui. Traduction personnelle.
[19] - Ibid., p. 11.
[20] - Ibid., p. 71.
[21] - Ibid., pp. 15 et 16.
[22] - Ibid., p. 75.
[23] - Ibid., p. 15.
[24] - Ibid., pp. 78-79.
[25]- Ibid., p. 95.
[26] - Tahtaoui écrit : « Ce qu’ils (les Français) désignent par concept de liberté et qu’ils souhaitent en bénéficier est l’équivalent chez-nous de la justice et l’équité. En effet, le gouvernement avec liberté n’est que la mise en œuvre de la justice et du respect des lois. Ibid., p. 102.
[27] - Voir le chapitre 13, pp. 158-172.
[28] - La comparaison des cursus des savants de France et d'Orient est significative. Ibid., p. 161.
[29] - Ahmed Ibn Abi ed-Dhiaf (vulgo Ben Dhiaf) né à Tunis 1802. Chargé d'assurer le secrétariat de l'administration beylicale, en tant que Bach-Kateb, il effectua en fait une charge ministérielle. Il soutient énergiquement le programmes des réformes. il meurt en 1874.
[30] - La relation fut publiée in Ithaf ahl az-zamane bi akhbar moulouk tounis wa ahd el-aman, t.4, Tunis, 1963, pp. 96 - 110.
[31] - Voir notre analyse de cette relation in Cahiers de la Méditerranée, n°56, juin 1998, pp. 2-7.
[32] - Voir Ben Dhiaf, op. cit., p. 99.
[33] - Ibid.
[34] - Ibid, p. 108.
[35] -Voir, en particulier, le t. 1 de l'Ithaf., op. cit.
[36] - Mamelouk, d'origine circassienne. Né vers 1825-1830, il arriva à Tunis, en 1840 et fut élevé à la cour beylicale. Il connut une promotion rapide. Après avoir accompli plusieurs missions en Europe et en Turquie, il fut nommé ministre de la Marine, en 1857 et Président du Grand Conseil (1861). Important membre du clan réformateur, au sein de la cour, il publia son manifeste, en 1867. Après une certaine éclipse, Khéreddine devint ministre dirigeant en 1870, puis premier Ministre (1873-1877). Après sa disgrâce tunisienne, il devint grand vizir à Constantinople, en 1878-1879. Il y mourut en 1890. Voir Jean Ganiage, Les origines du Protectorat français en Tunisie (1861-1881), Paris 1959. Nous nous référons à la 2em édition, Tunis, MTE, pp. 588-589.
[37] - Voir pour l'analyse de la Dibaja, notre étude, Dépendance et mutations précoloniales, la Régence de Tunis de 1815 à 1857, Tunis, Publications de l'Université, 1984, pp. 494-495.
[38] - La préface française affirme que le livre est le produit de la “retraite laborieuse”, de Khéreddine, qui correspond à la consolidation du pouvoir du clan autoritaire. “Ne pouvant plus agir, il écrit.”. Elle cite quelques membres de son équipe, “un petit cercle d’amis et de collaborateurs, tels que les cheikhs Salem bou Hadjeb et Moustapha Rodouan, et son secrétaire français, M. Rey”.
[39] - Voir Khéreddine, aqwam al-massalik , fi maarifati ahwal al-mamalik, Tunis, Imprimerie de l'Etat, 1867. Moncef Channoufi a publié une édition critique de l'œuvre, Tunis, MTE, 1972. Voir l'édition française, sous le titre Réformes nécessaires aux Etats musulmans, Paris, Dupont, 1868. Remarquons que cette édition est une traduction partielle, adaptée vraisemblablement au public européen.
[40] - Voir la version française, p. 13 et la version arabe pp. 81-85.
[41] - Voir la version française, p. 11. Nous avons dû effectuer des corrections, par rapport au texte original, rédigé en langue arabe. Edition critique de Moncef Channoufi, p. 82.
[42] - Traduction corrigée par nous même, d'après le texte arabe. Ibid., pp. 82-83
[43] - Version française, pp. 12-13 et version arabe pp. 84-85.
[44] - Version française, p. 14 et version arabe pp. 92-94.
[45] - Version française, p. 16 et version arabe p. 98.
[46] - Version française, p. 25. La version française se limite à annoncer ce centre d'intérêt. Voir la version arabe, pp. 167-227.
[47] - Version française pp. 27-28. Version arabe, pp.210-.215.
[48] - Michel Foucault, Les mots et les choses, Paris, 1966.
[49] - D'après le concept de Marx. Voir K. Marx et F. Engels, L'idéologie allemande, Paris, 1960, p. 60 .