Pr. Khalifa Chater

L'économiste maghrébin, n° 773, du 2 au 16 octobre 2019

 

Un acteur politique est jugé par son action et non par son discours”. Le premier tour des élections présidentielles aurait sonné le glas de la classe politique tunisienne, pouvoir et opposition. Il a consacré la victoire d’un candidat  méconnu et d’un acteur politique emprisonné. Les candidats de Tahya Tounes,  parti du gouvernement, de Nahdha et des autres partis ont été éclipsés, decribilisés. Réponses hâtives de certains “les Tunisiens ont perdu leurs certitudes”. Est-ce  que “la vie politique tunisienne a perdu son sens” ?  D’autres évoquèrent le risque “de retour au despotisme”. 

La réponse serait, en fait plus simple : Il s’agirait d’un vote sanction. Les citoyens ont a jugé que la gouvernance ne prenait pas en compte leurs attentes. D’autre part, les plateaux télévisés ont montré que les débats des protagonistes ne concernaient que l’affrontement pour les charges ministérielles. Points de programmes  mais des discours sans objets, occultant les enjeux de la conjoncture. Or, les choix des électeurs dépendent de la personnalité du candidat, de son programme et du bilan. Les jeunes ne se sont pas reconnus dans le discours public Dans le contexte actuel de crise économique,  ils se présentent comme des “victimes de l’ombre”, pénalisés par un système sur lequel ils ont peu, voire pas, d’emprise. Déclaration d’un jeune, suite à l’échec des hommes du pouvoir  : “Demain est à nous”.

Comment les  deux candidats qui siffloteront, lors du 2em tour des présidentielles se définissent : Qais Said est une énigme. On ne connait pas son programme. Quelques bribes révèlent sa volonté de promouvoir le pouvoir local, aux dépens des institutions nationales. Est-ce à dire  que “la  horde remplacerait l’Etat”, selon le modèle de la commune de Paris ?  Fait évident, ses soutiens islamistes inquiètent. D’ailleurs, Qais Said  aurait bénéficié, lors du premier tour des élections présidentielles, dimanche après-midi,  du mot d’ordre de Nahdha, qui aurait abandonné son candidat. Mais Qais Said est  plutôt conservateur que salafite.

Peut-on expliquer le vote des femmes pour  Nabil Qaroui, qui gère la chaine Nesma, par “leur attachement aux feuilletons” ? Les analystes oublient volontiers que la plupart des femmes font leurs marchés. Elles adoptent comme principale référence, le panier de la ménagère, donc le pouvoir d’achat, non pris en  compte par le pouvoir ? D’ailleurs, les citoyens reprochent volontiers à la classe politique un déni de la pauvreté. Nabil Qaoui, mettrait-il à l’ordre du jour, un pacte contre la pauvreté, comme urgence sociale ? D’un autre point de vue Qaroui  incarnerait les hommes d’affaires.

Au-delà des élections : Les acteurs politiques ont défini les élections présidentielles comme un effondrement, une culbute (latkha), une “gifle”, pour les dirigeants. . Ils l’expliquent volontiers  par le dispersement des voix. Les tentatives de rassemblement de la mouvance moderniste, priorité annoncée par le candidat de Tahya Tounes avec les partisans de Zbidi et du parti Badil ne peuvent avoir d’effets, ainsi d’ailleurs que les concertations entre leurs partis réciproques. La classe politique tunisienne n’a pas réalisé que les enjeux socio-économiques bien plus que le dispersement des voix ont affecté les acteurs politiques. Ne réalisant pas la gravité de la donne, elle estime  -aurait-elle frôlé la catastrophe ! – que le deuxième tour et les élections législatives permettraient, dans le cas d’un rassemblement de corriger le tir, d’assurer un simple passage de relai. Cet avertissement électoral confirme le grave diagnostic du grand poète Sgair Oul Ahmed :

“La pauvreté nous a affecté, après la violence des luttes

Nous devons mourir, chez-nous, bien affamés

Oh responsables, on n’obeira plus à tes mots d’ordres

Tu as fait couler le navire,

Tu as déchiré ses voiles”.

En tout cas, toute la classe politique et particulièrement la génération de l’indépendance, est hors jeu, Une nouvelle génération affirme sa volonté de prendre le pouvoir ? On a hâtivement évoqué une coïncidence entre les événements d’Algérie, du Soudan, de l’Egypte et de la Tunisie : ce qui supposerait une intervention extérieure. Les spécificités de ses cas montrent au contraire, que toutes ses révolutions vivent leurs dynamiques internes. En Tunisie, nous évoquerons plutôt une deuxième phase de la révolution, qui tente de remettre les pendules à l’heure.

Le séisme qui a bouleversé les élections présidentielles affecterait les législatives. Conséquence du séisme vécu, la Tunisie est désormais un bateau ivre. En tout cas, la société tunisienne est devant un brouillard. Comment se définirait la nouvelle donne ?