Pr. Khalifa Chater

L'économiste maghrébin, Finance, novembre 2019

 

L’invasion du Nord-est de la Syrie, pour “lutter contre les forces Kurdes”, dans  cette région frontalière, s’inscrirait aussi dans les velléités d’Ankara de reconstituer l’empire ottoman. Il s’agirait donc d’une première étape de cette stratégie. Exerçant le titre de calife et de gardien des lieues saints, le sultan ottoman dominaient, jusqu’ ‘à la fin de la première guerre mondiale,  le Moyen-Orient. Donne nouvelle, la nouvelle politique turque est confirmée par l’adhésion du président Erdogan à l’islam politique et l’instrumentalisation de cette idéologie pour faire valoir ses volontés, à travers divers mécanismes : guerre en Syrie, interventions déclarée et soutien de la mouvance islamique Fejr Lybia, soutien en Tunisie du parti Nahdha et conflit avec le régime anti-islamique du général Sissi, en Egypte.

L’invasion de la Syrie : Lors du “printemps arabe”, suite à  l’intervention des puissances régionales (Turquie, pays du Golfe) et internationales (USA et Europe), la Syrie devint le champ d’une longue guerre civile, sous prétexte d’assurer la démocratisation. Cette initiative permit à Daech de développer son action et d’affirmer sa volonté d’installer le califat. Dans le cadre de ses velléités islamistes, il procéda à l’attaque des minorités chrétiennes, de les refouler ou de les réduire à l’esclavage. A cet effet, Daech, conforté par les différents courants de l’islam politique reçut les volontaires des différents pays arabes. Venus à son secours, la Russie, l’Iran et renforts de Hizb Allah réussirent à maintenir le régime, sans éviter son fractionnement de fait. L'offensive lancée mercredi 9 octobre par la Turquie dans le nord-est de la Syrie, ciblant les forces kurdes, prolonge la nuit syrienne.

L'offensive a débuté moins de trois jours après la décision de Donald Trump de redéployer une partie du millier de militaires américains présents à la frontière turco-syrienne, poursuivant leur offensive sur les territoires syriens tenus par les Forces démocratiques syriennes (FDS) qui ont joué un rôle décisif dans les combats contre l'Etat islamique. Ces forces retenaient d’ailleurs, des milliers de djihadistes et des dizaines de milliers de leurs proches qui sont en détention. Discours de justification, la Turquie veut créer une "zone de sécurité" dans la région frontalière pour en écarter les miliciens kurdes et y transférer plusieurs millions de Syriens réfugiés sur son territoire, mais les grandes puissances craignent que l'opération ne relance le conflit.  Selon Mevlut Cavusoglu, le ministre turc des Affaires étrangères, les forces turques n'ont pas l'intention de s'enfoncer au-delà de 30 kilomètres dans le territoire syrien. Peut-on sous-estimer l’ampleur de cette expansion, aux dépens d’un Etat national ?

Les forces turques ont déjà pénétré plus de 5 km en territoire syrien Ankara s'appuyant  sur 25 000 rebelles de l'Armée syrienne libre, qui reviennent du front. Les combats sont très violents. Outre le nombre de morts, la région attaquée est l’objet d’une forte émigration kurde vers les régions avoisinantes. D’autres part, l’invasion syrienne libéra, - par choix d’alliés ou par situation de  fait - les jihadistes, emprisonnés par les forces démocratiques syriennes. Ce qui leur permet de se disperser partout ailleurs. Depuis Ankara, le président Erdogan a déclaré qu'il allait écraser les miliciens kurdes, des terroristes selon lui, puisqu’ils sont  liés au PKK, un groupe séparatiste actif en Turquie depuis trente ans.

  Une mise à l’épreuve de la géopolitique  internationale ! La Syrie semblait isolée. Réuni le 10 octobre, le Conseil de Sécurité, saisi par ses membres européens, évoqua l’offensive militaire turque au nord-est de la Syrie, sans prendre de mesures. Le soutien de la Ligue des Etats Arabes est plutôt moral, mais sans effets sur le terrain (réunion des ministres arabes des Affaires étrangères, Le Caire, le 12 octobre). D’autre part, l’intervention militaire d’Ankara au nord de la Syrie “préoccupe” l’Otan. C’est ce qu’en a dit son secrétaire général, Jens Stoltenberg, le 11 octobre à Londres. Membre de longue date de l’Alliance atlantique – depuis 1952 –, la Turquie défie les autres membres de l’Otan avec son intervention unilatérale à la frontière turco-syrienne. “La Turquie pourrait être marginalisée au sein de l’Otan”. Mais assurent des observateurs “ il n’y aura pas de sanctions au niveau de l’Otan”.

Dépassant son attentisme, le président Trump  a dépêché, à Ankara, son vice-président Mike Pence, après avoir pris des sanctions contre  le gouvernement turc. L’accord conclu jeudi   17 octobre prévoit un cessez-le-feu dans le nord de la Syrie aux termes duquel les miliciens kurdes des Unités de protection du peuple (YPG) ont cinq jours pour se retirer. L'accord est important car il annihile le prétexte turc de l’intervention.

La rencontre Recep Tayyip Erdogan et son homologue russe Vladimir Poutine   à Sotchi (Russie), le 23 octobre, fut plus décisive  Suite à cette rencontre qui a duré six heures, la Turquie a annoncé mardi soir qu'elle ne reprendrait pas son offensive militaire contre les forces kurdes dans le nord de la Syrie, à l'issue d'un accord avec la Russie. Les deux président ont annoncé qu'ils avaient trouvé une entente pour contrôler la frontière turco-syrienne. Pour réaliser le retrait des forces kurdes de la frontalière,  des militaires russes et des garde-frontières syriens seraient stationnés du côté syrien de la frontière avec la Turquie à partir de ce mercredi à midi. 

Une réactivation de l’ottomanisme ? Au XVIe siècle, l'Empire ottoman, au faîte de sa puissance, étendait sa domination à l’Afrique du Nord : en 1517, l’Empire mamelouk s’effondre et l’Égypte, ainsi que la Syrie et la Palestine passent sous le joug ottoman. D’autre part, les corsaires ottomans conquièrent ensuite la Libye et l’Algérie, puis prennent la Tunisie aux Espagnols. Seul le Maroc résiste à la pression ottomane. Mais la donne a changé au XVIIIe siècle. Considéré comme “l’homme malade” de l’Europe, la Turquie dut son salut et échappa au partage, au désaccord entre les puissances de l’époque, puisque la Grande Bretagne défendait l’intégrité de l’empire ottoman, pour éviter une entrée de la Russie, en Méditerranée.

 Mais elle gardait, tant bien que mal, son aire de tutelle. En Algérie, la junte turque gouverna le pays, jusqu’à son occupation, en 1830. En Tunisie, le pouvoir ottoman était plutôt symbolique. Situation similaire en Lybie, où la dynastie des Karamanly bénéficiait d’une autonomie de fait, jusqu’à l’abdication du beylerbey Yousouf, en 1832. Mais l’occupation mit fin à la domination ottomane. Au Moyen-Orient, les Turcs exerçaient une domination directe. Leur gouvernance suscitait le mécontentement de la population. A l’issue de la première guerre mondiale, l’Empire, ayant perdu la guerre, est totalement démembrée. Ses provinces arabes sont notamment partagées entre les Français et les Britanniques, qui obtiennent de la Société des Nations des mandats, les premiers sur la Syrie et le Liban, les seconds sur l’Irak, la Palestine et la Transjordanie. 

Une réactivation de l’ottomanisme apparait, dans les conditions actuelles, comme une utopie. Le nationalisme arabe ne peut s’en accommoder. L’ottomanisme, perçu comme un archaïsme, ne constitue le rêve de personne. D’autre part, l’idéologie de l’islam politique du président Erdogan ne peut coexister avec la démarcation géopolitique arabe actuelle.