Pr. Khalifa Chater

L'économiste maghrébin, du 19 février au 04 mars 2020

 

“La révolution” tunisienne a fait valoir la volonté de changement. Mais la convergence entre le combat contre la précarité  et la revendication des libertés de ses différents acteurs était illusoire. Or, l’inaptocratie, à savoir  l’inaptitude  des gouvernements post-évolution de 2011à nos jours,  a mis à l’ordre du jour cette convergence. Les attentes sociales ont été occultées. La dégradation du pouvoir d’achat constitue  désormais l’actualité du pays, bien davantage que l’affirmation des libertés. Le panier de la ménagère traduit le vécu quotidien, en général et affecte les classes laborieuses qui ont désormais été rejoints dans leur mal de vivre par la classe moyenne. Or, rien, ni personne ne semble aujourd’hui en mesure d’arrêter le développement de la crise.Mais qu’ont-ils fait tous, pour qu’on arrive là ? Faut- il revenir au diagnostic de la crise économique tunisienne par les experts ? L’endettement, l’inflation, la chute du dinar, la dégradation de la balance commerciale constituent-ils des causes ou des conséquences ?

Le traitement de la crise exige une meilleure connaissance de sa genèse. Dissipons cette contrevérité. Il ne s’agit pas d’une simple conséquence de la révolution. Mais l’état d’esprit post-révolution contribua à son développement. Laboratoire du populisme, l’Amérique latine, explique ainsi ce cycle, qui se répète comme une névrose : “A chaque fois, une relance budgétaire inconsidérée produit une détérioration de la balance des paiements, une chute du change, une inflation galopante et un effondrement de la production ” (Daniel Cohen, « il faut dire que les temps ont changé », chronique (fiévreuse d’une mutation qui inquiète, Editions Albin Michel, 2018). Les mêmes causes produisant les mêmes effets, la Tunisie post-révolution a engagé “une relance économique inconsidérée ”. La troïka a intégré massivement dans la fonction publique et a effectué un important budget de compensation aux islamistes libérés, leur servant des retraites conséquentes. D’autre part,   les gouvernements post-2011 vont “acheter la paix sociale : l’Etat a embauché massivement” rappelle l’analyste d’ICG. La masse salariale de la fonction publique passe de 7 milliards de dinars (2,35 milliards d’euros) en 2010 à 15 milliards en 2018.

Dans ce contexte, les citoyens ont multiplié leurs exigences, revendiquant des augmentations de salaires alors que les chômeurs ont effectué des sit ing, pour faire valoir leurs demandes d’emploi. Ce qui explique d’ailleurs le blocage de l’extraction du phosphate, la fermeture de nombreuses usines, alors que l’idéologie du parti au pouvoir a favorisé, par choix idéologique,  l’ouverture du marché national à certains pays, ruinant les industries textiles,  

Présentant comme une ordonnance médicale, des politiciens ont évoqué la nécessité d’engager une  “transition économique ”.  Ce qui n’a aucune signification. La disparition de l’économie totalitaire, dans les régimes communistes, a mis à l’ordre u jour cette stratégie, pour restaurer le capitalisme, privatiser les entreprises nationales et les banques, dans le cadre du retour à l’humanisme libérale. En Tunisie, puisque qu’on a opté pour une “révolution conservatrice. Le libéralisme économique domine désormais : C’est l’ère du marché libre et même du marché parallèle, dans le cadre d’un développement underground. Constat du secrétaire général de l’UGTT : “Le pauvre est devenu plus pauvre, le riche, plus riche, dans un pays qui s’est confié aux contrebandiers, aux spéculateurs et aux responsables corrompus” (discours à l’occasion de l’anniversaire de la révolution, 14 janvier 2020). La satisfaction des attentes sociales exigerait une politique sociale, sinon un retour à l’Etat-providence.

Se préoccupant  de la répartition des charges - “le partage du butin”, selon un des adversaires – le nouveau gouvernement ne semble pas accorder la priorité  aux questions socio-économiques, à la lutte contre la pauvreté et à l’amélioration du pouvoir d’achat,  exigences  essentielles des citoyens. D’autre part, le programme gouvernemental ne met à l’ordre du jour ni un nouveau modèle de développement, ni un nouveau projet de société.  

Le peuple veut ” fut le slogan de campagne du président. Il fait valoir les vœux de la population : promotion des jeunes, développement des régions défavorisées, question de l’emploi.  Mais ces programmes n’ont pas encore dépassé les faits d’annonce.  Fait évident, le président  n’a pas les moyens de sa politique.  Réussira-t-il à jouer le rôle de “démineur”, pour relancer l’action gouvernemental et mettre fin au statu quo du “laisser faire”  et du blocage que la société tunisienne subit ?