Pr. Khalifa Chater

L'économiste maghrébin, du 04 au 18 mars 2020

 

La lecture des indicateurs économiques et sociaux atteste la gravité de la crise que vit la Tunisie : un développement économique bloqué, une forte inflation et une chute du dinar, qui affecte le pouvoir d’achat, un endettement qui annonce une mise en dépendance, un chômage qui affecte la jeunesse diplômée. Tous ses aspects expliquent le pessimisme des analystes et le désespoir des citoyens. Face à ce spectre, les acteurs politiques, n’ont pas encore pris en compte les attentes du citoyen.

Vers une gouvernance présidentielle : Peut-o, parler d’un sceptre, dans un régime post- révolution qui a adopté un régime quasi parlementaire ? Le chef du gouvernement assure l’essentiel du pouvoir, à l’exception de la défense et des affaires étrangères, dont le choix de leurs ministres relève des prérogatives du président de la république. Mais les aléas de la politique ont mis à l’ordre du jour une donne conjoncturelle, qui semble faire valoir de nouveaux rapports de forces. Dans son discours de campagne, le président de la république Qais Said a annoncé qu’il serait à l’écoute de la rue : Face  au pouvoir, sans vision d’avenir et sans programmes  et monopolisé de fait, par les acteurs politiques du laisser faire, il a fait valoir une vision alternative, assurant la promotion de la jeunesse et les revendications populaires : “le peuple veut” constitua son slogan. Son choix du chef de gouvernement, après l’échec de Habib Jomni, candidat de Nahdha, semblait élargir de fait ses compétences : Des analystes parlent du “ministère du président ”, vu les consultations régulières d’Eliyas Fakhfakh avec le président, se comportant, selon certains comme un simple “premier ministre ”.

Suite à la décision de Nahdha, le 14 février  de s’opposer au gouvernement et de retirer ses membres, proposés comme ministres par  Eliyas Fakhfakh, le chef de l’Etat a informé solennellement le président de Nahdha, le 17 février, qu’il dissoudrait le parlement, en cas de non-investiture du gouvernement Fakhfakh. Sa leçon constitutionnelle aurait été, selon un observateur, “le premier acte significatif” du président. Confirmant cette initiative, le Président de la République, affirma, en recevant le chef du gouvernement qu’il a désigné : “La Tunisie a un seul président”, affirmant son leadership (déclaration du 20 février 2020).   Réaction de son interlocuteur, le président de  Nahdha déclara le 22 février : “l’ère du pouvoir central est terminé. Ce qui ne signifie pas le fractionnement du pouvoir” (déclaration à la conférence, des chefs de bureau de Nahdha, à Sousse). Néanmoins, Nahdha prit acte de la volonté présidentielle et accepta des mesures de consolation, abandonnant sa revendication d’un gouvernement d’union nationale, intégrant Qalb Tounes, son allié conjoncturel. Elle dut revenir à l’alliance gouvernementale avec ses ennemis idéologiques Tayar et Chaab.

De fait, une confrontation se profile entre   Qais Said, le Président de la république et Rached Ghannouchi, le président de Nahdha et du parlement. Elle pourrait être difficilement différée. Le Président de la république, favorable à une démocratie directe, était contrarié par le régime parlementaire et hostile au système des partis. L’annonce, le 22 février, de la création d’un nouveau parti, appelé “le peuple veut”, reprenant le slogan du président de la république, annoncerait une éventuelle recomposition de la scène politique, érigeant Qais Said, en concurrent effectif sur la scène politique.

Crise sociale et spectre de l’explosion  populaire : Les attentes sociales érigent en urgence le redressement économique, la lutte contre la faim, le développement des régions défavorisées, la promotion de la jeunesse et la lutte contre la corruption. Le nouveau gouvernement partage et fait valoir ce diagnostic. Il l’inscrit dans les priorités du document contractuel avec les partis. Mais il ne transgresse pas les faits d’annonces puisqu’il ne présente pas les mécanismes et le timing de sa mise en action.  Fait évident, l’absence d’un leadership, dans le pouvoir et l’opposition. Le populisme a remis en cause les leaders d’opinion. Or “c’est dans le vide de la pensée, que s’inscrit le mal” (Hannah Arendt,

Le nouveau gouvernement devrait “agir dans la rupture”, selon la recommandation de l’analyste Habib Karaouli (entretien, al-Hiwar Attounsi, 21 février). Occultant cette exigence, dans le cadre d’une gouvernance traditionnelle et d’un laisser faire - continuité du gouvernement Chahed -, il ne peut sortir le pays du tunnel. Son sort serait celui des “Danaides, condamnés aux enfers, à remplir sans fin, un tonneau sans fond”. Or, le peuple ne peut plus attendre.

Le chef du gouvernement Elias Fakhfakh a,  certes, trouvé chaussure à ses pieds. Mais il dispose d’une majorité conjoncturelle et donc précaire. Il est en équilibre instable. Investi, pour éviter la dissolution du parlement, il risque d’être écarté dans le court terme, pour  permettre une nouvelle répartition des charges ministérielles, entre les partis, à moins qu’une explosion sociale, ne change la donne et n’établisse des nouveaux rapports de forces, par un éventuel soulèvement de la rue, inscrivant dans les faits le slogan “le peuple veut”.