Pr. Khalifa Chater
L'économiste maghrébin, du 11 au 25 juin 2020
Depuis l'intervention occidentale de 2011 et la chute de Mouammar Kadhafi, le pays s'enlise dans une guerre civile, avec, dans chaque camp, de nombreux parrains. D'un côté, Qatar et la Turquie soutiennent le gouvernement d'entente nationale (GEN), soit disant légitime de Serraje. De l’autre coté, les Emirats, l’Egypte et la Russie sont alliés du général Haftar, qui domine la Cyrénaïque. L’Union Européenne affirme une certaine neutralité, bien que certains de ses membres, aient choisi leurs alliés, qu’ils appuient discrètement, la France plutôt favorable à Haftar, le Royaume Uni, qui penche vers le gouvernement Serraje. Mais la composition de ce gouvernement, qui intègre les islamistes, les milices et les terroristes suscitent de grandes inquiétudes, que partagent l’Algérie et la Tunisie. Khalifa Haftar, l’homme fort de l'Est libyen, a lancé, en avril 2019, une offensive contre Tripoli. Mais l’intervention de la Turquie, engagée depuis novembre aux côtés du GNA, a bloqué l’avancée de l’armée de Haftar. Les renforts turcs et les mercenaires daéchiens ramenés de Syrie auraient inversé les rapports de forces.
Une guerre américano-russe à l’horizon ? : Face à l’intervention décisive de l’allié turc car ses drones infligent de lourdes pertes aux systèmes de défense anti-aériens d'Haftar, la Russie a renforcé son soutien. Ses avions de combat entrent en scène. 14 avions militaires dont Six Mig et deux Sukhoï auraient été déployés ces derniers jours sur la base d'Al Jufrah au cœur du désert libyen, d’après une déclaration américaine. Ce déploiement aérien est de nature à raviver le conflit. L'armée américaine accuse la Russie de déployer des avions de combats en Libye, un pays pourtant soumis à un embargo international sur les armes. Washington affirme son inquiétude. Les Etats-Unis envisageraient d’intervenir, en Libye, contre l’intervention russe, par le recours à une brigade américain qui agirait à partir de la Tunisie (agence Reuters, 30 mai 2020). Cette information est confirmée par une déclaration du Commandement des États-Unis pour l'Afrique, Stephen J. Townsend. Est-ce qu’une guerre entre la Russie et les USA en Libye est à l’horizon ? S’agit-il d’un discours de surenchère, sans lendemain qui entretient la guerre froide au Maghreb ?
Une entrée dans la guerre des USA en Libye semble exclue : Elle ne répond pas à l’agenda du Président Trump :
"1) Relance de l'économie, bref l'America first plus que jamais
2) La Chine comme nouvel ennemi stratégique (qui colle à la vision bipolaire des élites conservatrices US), ce qui permet au passage une réévaluation de la posture US vis-à-vis de la Corée du Nord et de l'Iran dont on perçoit les signaux faibles d'une reprise du dialogue bilatéral avec cette dernière ;
3) Retrait des boys de la région MENA".
Nous partageons l’analyse de l’expert Pierre Razoux et son identification des enjeux de la présidence américaine, avant les nouvelles élections. Un certain nombre de militaires et diplomates américains pousserait certes, dans cette direction. Mais Est-ce c’est "l'état profond qui joue sa partie?" affirme l’expert Pascal Ausseur, estimant que Trump "ne souhaite pas se placer en confrontation avec les Russes et donc contre Haftar, soutenu par l'Arabie saoudite en Libye. Sa récente proposition d'inviter Poutine au prochain G7 va dans ce sens". Conclusion de Pierre Razoux : Les Américains envoient un " un triple signal à Erdogan, à Poutine et aux Algériens (afin) que " chacun restera raisonnable". De ce point de vue, la déclaration américaine serait sans lendemain. Ce discours aurait pour objectif de calmer le jeu, sinon d’assurer un rééquilibrage des forces en Libye.
Position du voisinage : En fait, l’Egypte, l’Algérie et la Tunisie sont hostile à l’intervention turque, qui réduirait la Libye à un protectorat néo-ottoman. Elles rejettent tout projet de démantèlement de la Libye. L’opposition égyptienne aux Turcs est bel et bien déclarée. Le Caire est l’allié du général Haftar. L’Algérie est certes affaiblie. L’effondrement du prix pétrole a réduit ses moyens. Son régime est mis à l’épreuve, par la contestation populaire. Mais elle ne cache pas son opposition à toute intervention étrangère en Libye et défend une solution politique de la crise libyenne, qui écarterait un éventuel établissement d’un pouvoir islamique.
La Tunisie pays de l’évacuation couteuse de la base française de Bizerte serait, bien entendu hostile à un déploiement éventuel d'une brigade US et à une intervention militaire en Libye. D’ailleurs, l’UGTT s’est empressé de répondre à la déclaration américaine et d’affirmer son refus d’établissement d’une base américaine, en vue d’une intervention en Libye. Mais la classe politique est divisée sur la question des interventions étrangères en Libye. L’alignement de Nahdha sur la Turquie explique, dans une large mesure, sa proximité géopolitique avec le gouvernement de Serraje. Rached Ghannouchi président du parlement et du parti Nahdha fut l’objet d’un questionnement sur la question (séance parlementaire du 3 juin). On l’accusa de diplomatie parallèle en faveur d’Ankara et on critiqua sa félicitation du gouvernement de Tripoli. La motion présentée par le parti destourien, contre les interventions extérieures en Libye, n’a pas recueillie la majorité absolue, nécessaire à son adoption (96 voix contre 68). Nahdha sauva la mise, grâce au parti Tayar, qui réactive son alliance avec la troïka d’antan. Mais une nouvelle grande coalition se dessine, puisque l’opposition contre Nahdha compte désormais 96 députés. Ce qui annonce un rééquilibrage politique plutôt défavorable aux interventions étrangères, tous azimuts, au Maghreb.
P.S. : Les avancées et reculs des armées des protagonistes montrent que la solution politique libyo-libyenne semble s’imposer. Mais la question est bien complexe :
1- Position géopolitique : "Les vrais accords, sont les accords des arrière-pensées"(Paul Valery).
2- condition difficile : Est-ce que les parrains faciliteraient un accord, qui les sortirait de la scène libyenne ?