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Qui sont les barbares ?

Pr. Khalifa Chater

 

‘’Tout acte manqué est un discours réussi’’ (jacques Lacan)

 

Comment définir ce livre de Youssf Seddik ? L’auteur se présente comme un penseur d’islam. Journaliste, il a été reporter de guerre, au Liban, en Egypte et au Yémen. Désormais, il s’adonne à la réflexion et tente de se définir et de définir son aire arabo-musulmane et celle ‘‘des arabes, habitant la spiritualité islamique, sans en être forcément, en être habités’’ (p. 28). Quant à lui, il perçoit l’islam ‘’non comme une prison mais un horizon de délivrance, de fierté, de créativité et d’amour pour les humains, tous les humains’’.

Tout en assumant la culture occidentale : Ovide, Baudelaire, Shakespeare et Sénèque, il constate qu’elle le rejette, en tant qu’étranger. Il vit ‘’son exil dans les démocraties des autres et de fils indigne de la culture de sa mère et de ses siens’’ (p. 18). Mais il définit sa culture avec fierté, puisqu’elle a pu ‘’rejoindre et féconder la pensée du monde’’ (p. 19).

Son héros et son modèle est Averroès (Ibn Rochd), philosophe, théologien, juriste et médecin musulman andalou de langue arabe du XIIe siècle, né le 14 avril 1126 à Cordoue en Andalousie et mort le 10 décembre 1198 à Marrakech au Maroc. Il n’a été redécouvert en Islam que lors de la Nahda au XIXe siècle, la Renaissance arabe, durant laquelle il inspire les courants rationalistes, réformateurs et émancipateurs. Dans son œuvre, Averroès a mis l'accent sur la nécessité pour les savants de pratiquer la philosophie et d'étudier la nature créée par Dieu. De ce fait, il pratique et recommande les sciences profanes, notamment la logique et la physique, en plus de la médecine. L’auteur regrette l’oubli, au moins durant sept siècles de ce penseur qui a transfiguré le paysage par ‘’la légitimation de l’entreprise de philosophie et du renvoi du théologique à ses mirages’’ et la prise en compte de l’œuvre De Ghazali (p. 21). Le refoulement d’Ibn Rochd aurait verrouillé le discours théologico-politique et mis en échec la pensée inspirés prophétique.

Conclusion de l’auteur :’’une restitution aujourd’hui du souvenir d’Averroès nous permet de nous retirer de douze siècles de misère religieuse’’ et de faire échec ‘’aux manœuvres des machines du pouvoir affiliées à des clercs faiseurs d’illusions’’ (p. 24). Averroès serait, un acte manqué, c’est-à-dire selon l’adage ’Tout acte manqué est un discours réussi’’ (jacques Lacan)

Sedik affirme que la parole coranique aurait marqué une sortie du religieux. Or, il estime qu’on n’a jamais lu le Coran, c’est-à-dire comprendre sa signification globale. Sa perspective de lecture coranique fait valoir trois perspectives : celui de la métaphore, celui de la Révélation et celui du Livre. Rêve de l’auteur, le rejet des ‘’sarcophages du sacré’’ p. 36).

Dans son chapitre ‘’Ulysse et le manifeste de l’occidental’, l’auteur affirme que la constitution de l’esprit grec fut l’objet d’une rupture avec les sources mésopotamiennes et méditerranéennes.

Relisant la genèse de l’islam, l’auteur cite Abu Hayen at-Tawhidi, qui estime que les différentes générations des compagnons du prophète ont occulté la pensée de la première génération. Il affirme que le prophète, à la fin de sa vie, aurait été ‘’incapable de répondre d’une façon convaincante et philosophique’’, alors qu’il fut « le sceau des prophètes », celui qui les dépasse tous par l’interrogation sur la nature de la prophétie. Leit motive de l’auteur, le détournement de la pensée coranique par les clercs.

D’autre part, l’auteur affirme que ‘‘son vécu s’inscrit dans un islam de terre que des idéologies anciennes ou plus moins récentes ont transfiguré et subverti, rendu étranger à son éclat premier’’ (p.77). Il estime que l’islam s’est affirmé, défini et enrichie par le leg des civilisations anciennes de Mésopotamie et d’Egypte. Conclusion de l’auteur le Coran n’est que ‘‘la ré mémorisation et la synthèse’’ de ce leg historique ? Faisant valoir la différence avec le christianisme, fondé sur le péché originel, il affirme l’importance de l’opposition entre l’agriculteur Cain et le pâtre Abel, les deux enfants d’Adam.

Vers l’inconnu !

Pr. Khalifa Chater

 

‘‘La plupart des hommes ont des incidents. Quelques-uns ont des destins.’’ (Louis Pauwels, Blumroch l'admirable, Éd. Gallimard, p. 129)

Les acteurs politiques tunisiens ont formulé, lors de la révolution, d’importantes revendications politiques, sociales et économiques. Ils s’érigèrent en vendeurs de rêves. Nouvelle donne, ils sont désormais résignés. Le gouvernement a opté pour le libéralisme, qui supposerait, selon ses auteurs, un développement spontané. Fait évident, la crise perdure, occultant toutes velléités de changement.  Or, ‘‘Quand un peuple ne défend plus ses libertés et ses droits, il devient mur pour l’esclavage’’ (Jean Jacque Rousseau).

D’autre part, le gouvernement subit une pression politique et migratoire. Nouveau souhait des jeunes tunisiens, ‘‘il faut déguerpir !’’. L’horizon méditerranéen et l’émigration vers l’Europe et peut être l’au-delà alimentent leurs rêves. Changement de perspectives, la nostalgie des hommes de Nahdha n’est plus à l’ordre du jour, occultée par la quête d’un avenir européen.

Le mémorandum signé par la Tunisie avec l’Union Européenne réactualise le partenariat et annihile les velléités d’émigration vers l’Europe.  Il ne livre pas de calendrier pour une mise en œuvre des actions convenues. De fait, il s’agit d’un contrat contraignant. Une somme ridicule serait donnée à la Tunisie pour l’arrêt de l’émigration et, de mettre fin, si possible, à l’émigration africaine, à partir des côtes tunisiennes.

La population tunisienne est favorable à la mutation, qui est évidemment liée au progrès. Les mutants ne sont-ils pas la mémoire du futur ? (Louis Pauwels et Jacques Bergier, Le Matin des magiciens, introduction au réalisme fantastique, Gallimard, collection Blanche, 1960. p. 626). La population envie le sort des pays du Golfe. Ce paradis des nouveaux riches suscite son admiration.

La pénurie du pain, de l’huile et du sucre suscite l’inquiétude générale. Le gouvernement devrait réagir.. Comment répondre aux vœux des citoyens. Il faudrait, au préalable, les identifier.

Le Président de la république détient l’essentiel du pouvoir, s’accommodant des survivants politiques. Il dicte régulièrement ses ordres au gouvernement. Mais il n’a pas d’objectifs pour résoudre la crise économique et sociale. Il s’est retranché derrière le rempart d’une indifférence ostensible et laisse faire. Or, il faut redresser la barre, faire un diagnostic sérieux et réagir en conséquence. Il faut aller à l’essentiel. L’écartement de Mme Nejla Bouden fut un acte gratuit. On ne connait pas les compétences du nouveau chef de gouvernement. L’antibourguibisme ne peut constituer un programme. Il remettrait à l’ordre du jour la politique de la troïka et de sa fameuse décennie de repli identitaire.

L’UGTT, qui affirme sa solidarité avec les citoyens, fait valoir la nécessité de traiter la question de la pénurie alimentaire.

Fait évident, ‘‘il ne faut pas confondre la vérité avec l’opinion de la majorité’’ (jean Cocteau).

L’éthique de révolutions de Yadh Ben Achour

Pr. Khalifa Chater

 

Dans l’introduction Yadh Ben Achour définit la révolution : ‘‘C’est, dit-il, la confrontation des droits et des intérêts, la guerre des statuts et des positions, (qui s’inscrit) au grand compte des pertes et profits ‘‘les révolutions, depuis l’antiquité jusqu’à nos jours répondent à ce vœu : ‘‘Comment en finir avec la servitude, la pauvreté, l’humiliation. Commnt faire pour soulager ou supprimer la condition souffrante ? (p. 14). Ainsi la condition souffrante constitue la problématique centrale de l’auteur. Le ‘‘combat contre la souffrance, affirme l’auteur, est un combat toujours ressuscité, toujours criant espérance’’ (p. 17).

Etudiant le concept de la révolution, l’auteur affirme qu’il aurait subi une mutation, ‘‘passant du stade de la pensée analytique, à celui de l’action, de l’historiographie à l’idéologie du métier d’historien, à celui de militant‘‘ (chapitre penser la révolution, p. 33). Rejetant l’affirmation européocentriste, explicitée par Martin Malia qui que le phénomène historique est propre à l’Europe et à l’Amérique, Yadh Ben Achour nie cette restriction et affirme que le phénomène révolutionnaire est ‘‘l’axe principale autour duquel évolue toute l’histoire de l’humanité’’ (p. 35). Mais la révolution pourrait ‘‘provoquer un retour de manivelle et une contre-révolution culturelle’’ (p. 38). Alors que la révolution américaine est une révolution indépendiste et politique, la révolution tunisienne s’expliquerait par le fait que la dictature avait trahi l’éthique du gouvernement (p 9). L’auteur esquisse une comparaison avec les révolutions de la Russie, en 1917 et de la Chine, en en 1949, la révolution française serait une révolution d’élite.

Yadh Ben Achour rappelle l’historique des révoltes-révolutions en Tunisie (la grande révolution de 1864 et celle de Kasserine et de Thala, en 1906, celle des Oudernas en 1915 et celle des Merazighs en 1944.  Il estime qu’il existe une causalité plus forte entre la révolution tunisienne et les mouvements protestataires syndicaux contre le Néo-Destour (p. 51). Nous ne partageons pas cette appréciation hâtive, vu que les révolutions précédentes étaient d’essence rurale et souvent tribale, sans relation, avec le pays centralisé actuel.

Etudiant les expériences historiques à l’origine de révolution, il évoque le rôle du siècle d’ord néerlandais, où la pensée de Spinoza (1650-1750, fut le vrai siècle européen des Lumières, où les idées essentielles révolutions modernes y trouvèrent leur source (chapitre 2, pp. 55-57). ? Dans cette genèse des révolutions, il rappelle celles d’Angleterre, d’Amérique et de France. Où s’affirmaient la liberté de conscience, l’égalité citoyenne, la disparition de la féodalité, enfin l’idée de la république.  L’étude de l’expatriation de la révolution française expliquerait les mouvements réformistes, dans le monde musulman et essentiellement en Turquie. Mais l’auteur occulte le contexte de la dépendance et de l’ère précoloniale, ou les puissances imposèrent les réformes qui les servent. L’auteur rappelle à cette occasion, l’influence de l’éthique de la révolution, sur Tahtawi, Khéreddine, San Yet-Sen, Ataturk, Senghor, Bourguiba et Chou Enlay (p. 85).

Tout changement de régime implique de mutations que l’auteur érige en révolution. Ce qui l’amène à réécrire l’histoire musulmane, dans sa continuité : les révolutions fondatrices d’empires ou d’’émirats (les Abbassides. Les Fatimides, les Almoravides, les Almohades, les Shabiya, la révolution de Sokoto de Othman Dan Fodio et les luttes pour l’indépendance.

Il conclue son analyse par l’étude des révolutions du monde musulman actuel (pp.249-258). Il distingue

  • ‘‘les défenseurs d’une pensée révolutionnaires, aux confins de la pensée laïque, celle de Ali Abderazik et de Tahar Haddad
  • Et d’un autre côté, une pensée radicalement tournée vers le temps inaugural, comme Said Kotb et Khomeyni’’ (p. 249).

Exemple illustre de la pensée moderne Kamel Ataurk, qui aurait été, selon l’auteur inspiré de la révolution française. Il a mis fin au système choraïque juridique, interdit le port du voile, supprima l’alphabet arabe, interdit le port de la fez, dans l’espace public, remplaçant le vendredi par dimanche comme congé hebdomadaire. Il supprima le califat et inscrit la laïcité dans la nouvelle constitution. Opinion excessive et non fondée, Habib Bourguiba aurait été un simple imitateur d’Ataturk (p. 251). Différent du chef d’Etat turc, Habib Bourguiba est un homme de grande culture qui a une pensée moderniste personnelle, qui explique son adoption du Code de Stat Personnel, transgressant les velléités d’abolir l’alphabet arabe ou de changer le jour du congé hebdomadaire.

 La révolution iranienne de 1979 aurait ‘‘redéfini l’universel en le rétrécissant au seul monde musulman’’ (p. 252). Ella aurait été ‘‘une révolution totale, entrecroisant les champs politiques, religieux, culturel et constitutionnel et refait la carte stratégique’’ du monde musulman. Elle inventa, selon Ben Achour, ‘‘une nouvelle forme institutionnelle, celle wilayet el-Féquih, théorisée par Khomeyni, dans ses discours’’. Ce principe de théocratie cléricale ‘‘ est devenue la clef de voute de sa constitution de 1979’’ (p. 253). Contrairement à la dynastie des Pahlavi et son souci de l’iranité préislamique, elle se réclamerait selon Ben Achour, de l’identité islamique du chiisme.

Dans le chapitre deux, l’auteur étudie les révolutions serviles et indépendistes.  Il évoque, dans ce chapitre, la libération des esclaves noirs, par Ahmed Bey, en 1846. Donnée importante que Yadh Ben Achour occulte, il s’agit d’une interdiction d’une pratique, bel et bien autorisée par l’islam, à l’exemple de l’abolition par Habib Bourguiba de la polygamie, rappelle la révolte des Zanjs, en 866- 883, qui en ‘‘n’étant pas religieuse adopta les thèses religieuses et égalitaires du kharijisme’’ (p. 265). La révolution de Haiti, à la croisée des mouvements antiracistes, des révolutions serviles abolitionnistes et des révolutions indépendistes (pp. 267 – 279).

Dans la partie Six, l’auteur étudie les révolutions africaines et dans le monde arabe. Faisant valoir le panafricanisme (pp. 299-315). Faisant valoir ‘‘la surchauffe idéologique’’, il distingue le nationalisme d’Etat, à la Bourguiba, le socialisme islamique et le salafisme, et précise leurs aspects différentiels : islamisme contre sécularisme, nationalisme arabe contre nationalisme étatique, marxisme contre libéralisme, dans le cadre des dynamiques révolutionnaires.

Dans sa conclusion, il met en valeur la demande démocratique, vouée à l’échec.

Une démocratie littérale ?

Pr. Khalifa Chater

 

Comment définir le régime tunisien ? Du point de vue formel, les deux piliers de la démocratie (la souveraineté du peuple et le suffrage universel) sont assurés. Mais qu’en est-il dans les faits ? Comment définir la gestion gouvernementale ?

Le pouvoir exécutif est détenu par le président la république, qui a dissout le parlement, nommé un nouveau gouvernement et procédé à de nouvelles élections, en application de la nouvelle constitution, qu’il a rédigée et fait adopter. De fait, il exerce seul le pouvoir, dans le régime semi présidentiel, qu’il institué et établi.

Qu’il s’agisse de la présidence de la République, de la présidence du gouvernement ou encore des ministres, nous sommes face à un pouvoir muet, un pouvoir qui ne communique pas avec son peuple, un pouvoir qui ne communique pas avec les médias. Un pouvoir muet mais non silencieux. Vu son absence de communication, le pouvoir politique serait ‘‘pathologique’’.

La popularité du président est évidente :  mais les ministres ne sont guère connus. Reçus régulièrement par le président, ils appliquent ses directives. Il s’agirait de hauts fonctionnaires, mais sans assises politiques. Est-ce à dire que la Tunisie post révolution annihile l’action politique, dont elle était censée être porteuse ? Est-ce l’air du temps ?

Des partis existent sur scène. Mais elles jouent plutôt un rôle d’apparat. Certains observateurs parlent de ‘‘partis fantômes’’. Nahdha, le parti islamiste, est remis en question, suite à la décennie de crises de son gouvernement. Les formations gauchistes sont minoritaires. Seul le parti destourien semble sortir du lot. Mais isolé, il n’a pas pu annihiler le relai du parti de Qardhaoui, qui veut imposer le califat rétrograde, en Tunisie.

Les acteurs politiques sont certes présents ; mais ils n’ont pas d’ambitions politiques. L’élite aurait déserté la vie politique. Le jeu des médias a plutôt un caractère démonstratif. Malgré leurs taux d’écoutes, ils semblent prêcher dans le vide.

Disons plutôt que le populisme dominant a dégradé l’élite.  Peut-on parler d’un pouvoir des muets, puisque la population ne semble pas exercer du pouvoir ? Ultimes revendications, sa critique de la hausse de prix, du couffin de la ménagère et de sa prise en compte de la pénurie des denrées essentielles, telles le sucre, le lait, le café et l’huile. Mais ses vœux restent lettres mortes.

En réalité, le pouvoir a peu de moyens d’actions, vu la crise financière, la nécessité d’emprunt, la gravité des enjeux régionaux et l’interventionnisme, tous azimuts ? Ses demandes urgentes au FMI, sont restés sans suite. Pourrait-il occulter les exigences de l’institution financière mondiale ? Le pouvoir tunisien s’accommode des réalités. Le jeu démocratique s’inscrit nécessairement dans ce contexte.

Etat hypothéqué, d’une ‘‘démocratie illébérale‘’, selon la définition de Fereed Zarkane, puisque l’exécutif domine la scène ? Sous de telles apparences, nous pouvons parler d’une démocratie littérale ou formelle, qui s’accommode de cette situation.

Les élections de la pénurie

Pr. Khalifa Chater

 

Une nouvelle Assemblée de 161 députés doit remplacer celle que le président Kais Saied avait gelée le 25 juillet 2021, arguant d'un blocage des institutions démocratiques issues de la première révolte du Printemps arabe, après la chute de Ben Ali en 2011. Or, ces élections ont été boycottées par la majorité des partis politiques (Ennahdha, PDL, Courant Démocratique etc.). Toutefois, quelques individus ayant appartenus à des partis actifs durant la transition démocratique (Nidaa Tounes, Mouvement Echaab), se présentent à ces élections.

Or, les Tunisiens ont boudé ces élections. Le président de l'autorité électorale, Farouk Bouasker, a annoncé un maigre taux de participation de "8,8 %". Il s'agit de la plus faible participation électorale depuis la Révolution de 2011 après des records (près de 70% aux législatives d'octobre 2014) et c'est trois fois moins que pour le référendum sur la Constitution l'été dernier (30,5%), déjà marqué par une forte abstention. La désaffection est plus grande chez les femmes (moins de 12% des candidats), dans un pays attaché à la parité. Il s’agit d’un ‘‘séisme politique’’, comme l’affirme le Front de salut national, une coalition d'opposants dominée par le parti d'inspiration islamiste Ennahdha.

Comment interpréter cette donne électorale ?  Le président de l'autorité électorale, Farouk Bouasker a reconnu un "taux modeste mais pas honteux", estimant qu'il s'expliquait par "l'absence totale d'achats de voix (...) avec des financements étrangers", contrairement au passé, selon lui. Peut-on l’attribuer au nouveau mode de scrutin, sur les personnes individuelles et non sur des listes de candidats, représentants des partis ?

Le président Kais Saied voulait mettre un point final au processus enclenché par son coup de force de juillet 2021, ces élections faisaient partis du système politique qu’il voulait instituer. Cette abstention record traduirait-elle un échec du président ? Son discours n’aurait pas été, selon certains, convaincant. D’ailleurs, des partis politiques se sont empressés de demander sa démission. Avant le vote, la puissante centrale syndicale l’UGTT avait jugé ces législatives inutiles. Est-ce à dire, que la gestion politique présidentielle devrait mettre à l’ordre du jour une pause de réflexion. Le chef du Front de salut national, une coalition d'opposants dominée par le parti d'inspiration islamiste Ennahdha, Ahmed Néjib Chebbi, a appelé le président à « quitter ses fonctions immédiatement » après l’annonce de la forte abstention. D’autre part, IE Front de salut national estime que Kaïs Saïed a perdu toute légitimité. Il l’appelle à ‘‘réunir toutes les forces politiques pour en discuter’’. 

Ne faut-il plutôt considérer les enjeux de l’actualité tunisienne. Alors que la révolution tunisienne revendiquait ‘‘la liberté, l’emploi et la dignité’’, les Tunisiens réclament désormais ‘‘le sucre, le lait, le café’’ et autres revendications alimentaires.  Depuis des mois, la crise économique est la préoccupation majeure des 12 millions de Tunisiens, avec une inflation de près de 10% et des pénuries récurrentes de lait, sucre ou riz. On aurait donc affaire à des élections de pénurie.

Autre facteur pouvant expliquer la désaffection : les candidats, pour moitié enseignants ou fonctionnaires, étaient pour l'essentiel inconnus.

Fait grave, le pouvoir se retrouve délégitimisé et très affaibli dans ses négociations avec le FMI autour d’un prêt crucial pour une économie en crise. Est-ce à dire que la Tunisie vit une conjoncture ‘‘d’incertitude après le fiasco des élections’’ (Le Monde, 18 décembre 2022). En tout cas, cette forte abstention exprime une grande déception tunisienne. Il s’agirait d’un message de désaveu. En tout cas, le parlement élu, dans ces conditions, manquerait de légitimité.

D’autre part, le parlement institué est bien affaibli. Ls futurs députés ne constituent plus un pouvoir mais une ‘‘fonction’’, mais en plus, la nouvelle constitution ‘‘ultra-présidentialiste’’ ne leur assure aucun moyen de contrôler les actions du chef de l’exécutif, encore moins de le destituer en cas de violation grave de la constitution. Ces mêmes députés eux, peuvent être révoqués par leurs électeurs.

L’envers du décor

Pr. Khalifa Chater

 

En dépit des jeux d’acteurs, des démonstrations médiatiques, la transition tunisienne semble bloquée.

Le parti Nahdha semble avoir perdu son influence. Il fut l’objet de multiples démissions et scissions. Les déclarations de son chef traduisent plutôt un laisser faire, sans conviction. Ultime intervention, son opposition au Président de la République. ‘‘L’opposition démocratique’’ du parti islamique n’est pas convaincante. Les Tunisiens se rappellent, lors de sa direction de la troïka, sa gestion autoritaire du pays, avec comme objectif, la restauration du califat. D’autre part, certains de ses membres, sont traduits devant la justice : Un mandat d'amener a été émis contre deux personnes se trouvant à l'extérieur du sol tunisien, dans l'affaire d'organisation d'une bande pour changer la forme du régime, inciter les gens à s’armer les uns contre les autres et provoquer le désordre. Le ministère public avait autorisé, fin octobre dernier, de placer en garde à vue quatre personnes pour suspicion de distribuer de l'argent pour provoquer le désordre à Kasserine. Parmi les suspects se trouvant à l'étranger et concernés par le mandat d'arrêt, le fils du président du parti Nahdha. D’autre part, ce   parti, étant soupçonné, d’avoir facilité le départ de milliers de jeunes Tunisiens désireux de rejoindre l’organisation État islamique en Syrie ou en Irak, son chef a comparu, le 28 février, devant un juge d’instruction du pôle antiterroriste.   

Le parti destourien reste influent, mais on lui reproche l’absence d’une vision du futur. Le rappel de la gloire bourguibienne n’a pas de grandes retombées sur ses dirigeants. La gauche tunisienne inscrit son idéologie dans un marxisme d’antan. Que faut-il penser des groupuscules pseudo démocrates, faisant valoir le libéralisme économique.

Le Président de la république et le rassemblement populaire qui le soutient, s’accommodent de l’accalmie fragile qui règne dans le pays.  Abir Moussi et le président de la république sont, en fait, des frères-ennemis, qui mènent un jeu démonstratif subtil.  Tous ses acteurs ont des ‘‘talons d’Achile’’.

Sujet d’inquiétude, la crise financière et l’endettement du pays : Le gouvernement tunisien a fait appel au FMI, qui a décidé de lui octroyer un prêt de d’une durée de 48 mois et pour un montant d’environ 1,9 milliard de dollars. Le programme, élaboré par les autorités tunisiennes et appuyé par le FMI, vise à rétablir la stabilité macroéconomique, à renforcer les filets de protection sociale et l’équité fiscale et à accélérer les réformes favorisant un environnement propice à une croissance inclusive et la création d’emplois durables. Fit-il nécessaire, pour sortir de l’impasse, ce prêt suscite des inquiétudes, car il pourrait aliéner la souveraineté tunisienne, rappelant la mise en dépendance de la régence, au XIXe siècle, suite à son endettement.  Grand acteur incontestable, l’Union Générale des Travailleurs Tunisiens remet en cause cette donne. Son secrétaire général, Noureddine Taboubi, a déclaré : ‘‘Le gouvernement manipule le peuple, la compensation a déjà été levée, les prix des carburants ont augmenté et donc ceux des denrées systématiquement’’, exigeant la diffusion et l'enregistrement des séances d’accord avec le Fonds monétaire international (discours devant le siégé de l’UGTT, le 30 novembre).

Est-ce à dire que les jeux sont faits ?  Espérons que la Tunisie sortira de cette situation, le plus tôt possible.

Vers un régime parlementaire spécial

Pr. Khalifa Chater

 

D’après la nouvelle loi électorale, publiée le 16 septembre 2022, le scrutin est organisé sous la forme d'un scrutin uninominal majoritaire à deux tours, dans 151 circonscriptions en Tunisie et 10 à l'étranger, qui rassemblent donc 161 sièges. Les candidats doivent être âgés d'au moins 23 ans, ne doivent avoir aucun antécédent ou privation judiciaire, et ne peuvent se présenter que dans la circonscription dans laquelle ils habitent. D’autre part, la loi électorale interdit aux Tunisiens binationaux de se porter candidats dans des circonscriptions du territoire national. Le régime tunisien ne veut pas répéter la situation précédente ou des chefs de gouvernements étaient binationaux. Sont également interdits d'être candidats ceux qui occupent ou ont occupé il y a moins d'un an des fonctions de membres du gouvernement, chefs de cabinets, juges, chefs de missions diplomatiques et centres diplomatiques et consulaires, les gouverneurs, les premiers délégués et secrétaires généraux des gouvernorats.

Théoriquement, les candidats ne représentent pas des partis. Ils agiraient comme des personnalités indépendantes. En fait, la représentation des partis peut être difficilement occultée. En effet, les partis sont des acteurs de la démocratie. Ils structurent le fonctionnement de la politique, dans les régimes démocratiques, car par définition le parti est « une association organisée qui rassemble des citoyens unis par une philosophie ou une idéologie commune, qui inspire son action, avec comme objectif la conquête et l’exercice du pouvoir ». De fait, qu’on le veuille ou non, les partis participeraient nécessairement à la campagne électorale et feraient valoir leurs visions et leurs programmes.

D’ailleurs, les partis tunisiens vivent actuellement une ère de renaissance après les événements de 2010 - 2011 - ainsi nous les appelons, évitant les concepts révolte ou révolution qui impliquent une appréciation idéologique ! – qui se sont traduits par une confiscation de la vie politique par le mouvement islamique, soucieux d’instaurer le califat.   La politique partisane a été restaurée par la naissance de Nida Tounes ; mais l’accord Béji/Ghannouchi a fait valoir le rassemblement au débat. Depuis lors, la vie politique s’est développée, étant donné que le réveil du 25 juillet 20011 a remis les pendules à l’heure, éclipsant le parti Nahdha.

Les élections prochaines ne peuvent occulter les idéologies et les programmes. D’ailleurs, lors du dépôt d'une candidature, il est nécessaire de déposer à l'ISIE son programme électoral. Ce qui implique une définition des priorités et, dans une certaine mesure, des options idéologiques, plus ou moins affirmées.

Quant à la représentation, elle est relative, sinon symbolique, puisque le candidat doit présenter une liste nominative de 400 parrainages avec signatures légalisées. Les parrains doivent respecter l'égalité des sexes dans le nombre de signataires - donc 50 % d'hommes et 50 % de femmes - et les jeunes de moins de 35 ans doivent représenter au moins 25 % des parrains. Chaque électeur ne peut parrainer qu'un seul candidat.

Notons d’autre part, que les principaux partis politiques ont décidé de boycotter les élections :Le Front de salut national, présidé par Ahmed Néjib Chebbi, désormais proche du parti islamique, compare le nouveau suffrage, aux élections qui étaient tenues sous le président Zine el-Abidine Ben Ali. Cette coalition est formée de plusieurs partis politiques, dont Ennahdha, Al Amal, la Coalition de la dignité, Au cœur de la Tunisie et les mouvements créés pour s'opposer au « coup de force » du 25 juillet 2021.  Même position  de la  coalition formée d'Ettakatol, d'Al Joumhouri, du Courant démocrate, du Parti des travailleurs et du Pôle démocratique moderniste. Ils sont rejoints par le Parti destourien libre, qui a annoncé le 7 septembre qu'il ne participera pas à des élections législatives considérées comme un « crime d'État », et la loi électorale à venir comme une loi « illégale ». Il compare par ailleurs les élections législatives à la désignation de membres du conseil similaire de la Choura, comme dans les pays islamistes.

Dans de telles conditions, le régime parlementaire tunisien aurait des caractéristiques spécifiques, privilégiant les visions personnelles. Peut-on parler de l’application du programme présidentiel, privilégiant la représentation directe.

 

Les élections françaises, le choix de la continuité

Pr. Khalifa Chater

 

Le président sortant Emmanuel Macron vient de triompher, au second tour de la présidentielle face à Marine Le Pen, avec un score de  58,8 % contre 41 ?2  % pour la candidate du RN. Il y a cinq ans, Emmanuel Macron s'était imposé par 66,1% des voix contre 33,9% pour Marine Le Pen. La montée actuelle de la candidate de l’extréme-droite est significative. Elle traduit l’évolution des rapports de forces, en faveur de Marine Le Pen.

La confrontation électorale française a opposé deux visions de la France : celles du président-candidat, confirmant la continuité et celle de Marine Le Pen, représentant l’extrême-droite. Dans le domaine agricole, les deux candidats se rejoignent sur quelques points : encourager l’installation des jeunes agriculteurs, favoriser les circuits courts et le local, simplifier le quotidien des agriculteurs. D’autre part, la candidate du Front National estime que "la France, puissance agricole, doit être au service d’une alimentation saine ». Cela passe par l’application du patriotisme économique aux produits agricoles français pour soutenir immédiatement "paysans et pêcheurs, notamment au travers de la commande publique (État et collectivités)". On devrait garantir le montant des subventions "dont les critères seront fixés par la France et non plus par l’Union européenne, avec l’objectif de sauver et soutenir le modèle français des exploitations familiales ». Son financement réside dans l’arrêt du versement de la contribution française globale à l’Europe.

Emmanuel Macron estime que les agriculteurs, « comme l’ensemble des entrepreneurs », devraient bénéficier d’un allègement des charges pour être davantage compétitifs. Tout en acceptant le libre-échange, il évoque la nécessaire régulation des productions. Une "Europe qui protège" devrait toutefois venir palier, selon les dires du président-candidat, aux déséquilibres commerciaux actuels, que ce soit en termes fiscal et social ou en matière de politiques concurrentielles dans l’Union.
Divergence importante, elle concerne la réforme des retraites. Elle fut le premier thème d'affrontement dans cette campagne du second tour : Emmanuel Macron est favorable à la retraite à 65 ans… ou 64 ans, alors que Marine Le Pen souhaite une retraite à 60 ans... sous conditions.

Deux visions opposées sur le terrain de la diplomatie : La candidate du Rassemblement National est favorable à un rapprochement stratégique entre l'OTAN et la Russie, une réforme de l'Union européenne, l’arrêt de "l'ensemble des coopérations avec Berlin" sur le plan militaire et la sortie de la France du commandement intégré de l'OTAN. Elle s'est ainsi placée en rupture avec la politique internationale menée par Emmanuel Macron depuis 2017, une politique qui vise notamment à renforcer la puissance de l'Union Européenne et une plus grande intégration de la France, en son sein. L’un veut réformer l'OTAN, tout en développant une Europe autonome en matière de défense. Il réclame ses sanctions contre la Russie. Son adversaire quant à elle, évoque une sortie de l’Alliance atlantique, une fois la guerre en Ukraine terminée.

 Fait important, Marine Le Pen dénonce l’émigration et souhaite privilégier les français de souche. Cet argumentaire est cependant occulté, lors de la campagne électorale. "L'extrême droite a beau présenter de nouveaux masques, elle n'en reste pas moins l'extrême droite" affirme Raphaël Llorca, communicant, expert associé à la Fondation Jean-Jaurès (voir  Les nouveaux masques de l'extrême droite, Editions de l'Aube et de la Fondation Jean-Jaurès).

D’autre part, la surenchère de l’extrême-droite sur l’émigration établit des relations conflictuelles avec les pays sud-méditerranéens du voisinage. Par contre, dans le cas de la continuité présidentielle d’Emmanuel Macron, ces relations s’inscrivent dans les rapports de voisinage de l’Union Européenne.  Ces relations restent bien entendu asymétriques et, de fait, inégalitaires, traduisant l’état actuel des rapports de forces.

La confrontation présidentielle TV, le 20 avril, a confirmé la divergence entre les deux protagonistes : Marine Le Pen a fait valoir la préférence nationale, le patriotisme économique, couronnés par l’organisation d’un projet de référendum, sur l’émigration. De son coté, Emmanuel Macron a une attitude plus nuancée sur l’émigration, développant le "mythe" des expulsions des émigrés clandestins, qui ne peuvent avoir lieu, qu’en accord avec les pays d’origine. Tout en défendant son bilan, il a esquissé des réformes.

Conclusion : Fait évident, le triomphe d’Emmanuel Macron inscrit la continuité, sinon le statut quo, dans la politique française. Mais, nécessité l’exige, il reste à l’écoute de l’extrême-droite, ne pouvant ignorer sa percée électorale. Ménageant les dérives de l’opinion publique française, Macron tente de reprendre la main sur l'immigration : Le chef de l'État a organisé une réunion ministérielle à l'Élysée pour accélérer les expulsions d'étrangers en situation irrégulière (voir François-Xavier Bourmaud, Macron tente de reprendre la main sur l'immigration, 09/06/2021). D’ailleurs, le programme du président sortant, sans remettre en cause les droits des étrangers, met le cap sur des mesures un peu plus restrictives que celles de son quinquennat actuel. Emmanuel Macron, pour autant, "ne bénéficie pas d’un blanc-seing au sujet de l’immigration et de l’accueil des étrangers.  Son discours public  a présenté deux visages au gré des événements".  Depuis cinq ans, son message apparaît même "brouillé" (Olivier Faye,  Les chassés-croisés d’Emmanuel Macron sur l’immigration).

 

Le retour de la guerre froide

Pr. Khalifa Chater

 

Sommes-nous en train de vivre un retour de la guerre froide, avec ses protagonistes les USA, et la Russie et leurs alliés ? Il s’agissait de l’état de tension qui opposa, de 1945 à 1990, les États-Unis, l'URSS et leurs alliés respectifs qui formaient deux blocs dotés de moyens militaires considérables et défendant des systèmes idéologiques et économiques antinomiques. La fracture entre les Etats-Unis (ainsi que les démocraties européennes) et l'URSS ne surgit pas inopinément en 1946. Les racines de la guerre froide remontent à la révolution d'Octobre 1917 d'où naît en 1922 l'Union soviétique. Les relations difficiles entre les États-Unis et l'Union soviétique tiennent à la nature même de leurs régimes politiques et des idéologies qui les sous-tendent. Les deux pays souffrent, en effet, d'une véritable "incompatibilité idéologique". D'un côté, les États-Unis s'affichent comme les représentants du libéralisme, tant politique qu'économique, tandis que de l'autre, l'URSS fustige le capitalisme et prône une société sans classe, où les initiatives de l'individu s'effacent devant les intérêts du peuple. Or, la guerre froide  actuelle que l’invasion de l’Ukraine a mise à l’ordre du jour;  a profondément bouleversé l'ordre du monde et relancé une logique de blocs. Notons, cependant que dans la situation actuelle, il n’y as d’incompatibilité idéologique. Les temps ont changé et le système communiste a été abandonné par la Russie, après la désintégration de l’URSS. L’abandon du communisme est confirmée par le président Poutine qui affirma, dans une interview  à NBC, le  1er juin 2000 : ‘‘ j’ai étais convaincu que l’idée communiste  n’était rien de plus  qu’une belle histoire, mais une belle histoire dangereuse, menant à une impasse non seulement idéologigue, mais aussi économique’’.

La doctrine du président Poutine : Elle est résumée par le professeur Michel Eltchaninoff, spécialiste de la pensée russe et grand connaisseur de Vladimir Poutine. Dans son ouvrage Dans la tête de Vladimir Poutine (Actes Sud, 2022), il explore les sources intellectuelles de l’idéologie du Kremlin :

‘‘Cette doctrine s’étage à partir  d’un héritage sur plusieurs plans : à partir d’un héritage soviétique assumé et d’un libéralisme feint, le premier plan est une vision conservatrice. Le deuxième , une théorie de la voie russe. Le troisième, un rêve impérial  inspiré des penseurs eurasistes’’ (ibid, pp. 13-14). Peut-on parler d’une ‘‘défense du traditionalisme russe face au modernisme de l’occident’’ ? Cette opinion de  Michel Eltchaninoff nous parait plutôt arbitraire.

D’autre part, Michel Eltchaninoff fait valoir l’opposition de Poutine  à l’idéologie marxiste, doubléé d’une fidélité sans faille à l’Union soviétique. Quinze ans après son arrivée au pouvoir, Vladimir Poutine  affirme en le regrettant ‘‘Ce qui semblait incroyable, malheureusement est devenu une réalité :l’URSS s’est intégrée’’.  Il effectue une revanche sur l’histoire et attaque l’Ukraine. Il affirma le 21 février 2022 : ‘‘l’Ukraine n’est pas juste un pays voisin, mais une partie inaliénable  de notre propre histoire, de notre culture, de notre espace spirituel. Ce sont nos camarades, nos proches, parmi lesquels ne se trouvent pas seulement des collégues, des amis mais des parents, des gens liés à  nous par des liens de sang’’. Poutine insiste  sur l’unité inaliénable et historiquement fondée des deux peuples. En conclusion, il affirme : ’’Il n’ y a pas de place pour l’Ukraine souveraine’’.

La bipolarisation :  Affirmant l’unité spirituelle entre la Russie et l’Ukraine, Poutine estime que le départ de l’Ukraine vers l’Europe couperait la Russie d’une parie d’elle-même. D’ailleurs Poutine veut mettre à l’ordre du jour  une union économique avec le Kazakhtan, la Biélorussie, l’Arménie et le Kirghistan. Cette Union eurasiatique serait le pendant de l’Union Européenne, d’après son programme. Ces alliés de la Russie la rejoignent dans cette bipolarité.

De l’autre coté, l’Union européenne s’engage dans cette guerre froide. Elle s’érige en acteur principal, se considérant comme une victime de la guerre de l’Ukraine, qui bloquerait son extension, dans les anciens pays de l’Est. Par contre, cette guerre est révélatrice du fossé entre Washington et le camp saoudien. Les Émirats et l’Arabie Saoudite ne font pas partie du front formé par les USA contre la Russie.  Est-ce à dire qu’ils s’insèrent de plus en plus dans le réseau international autoritaire  que la Russie et la Chine développent ? Par contre, Qatar reste l’allié des USA, défendant ses causes.

Conclusion : La bipolarisation fait valoir le discours sur la réalité. Dans les deux cas, on développe des visions partisanes. Le président Poutine critique ‘‘la nazification et la militarisation’’ de l’Ukraine. Le clan occidental occulte les revendications d la Russie et dénonce ses velléités de bloquer l’Union Européenne.  Il s’agirait plutôt d’une tempête dans un verre d’eau.

Ukraine, la guerre d'usure

Pr. Khalifa Chater

 

Les stratégistes étudient la guerre de l’Ukraine sous ses multiples angles : le déroulé des opérations sur le terrain, les aspects de guerre informationnelle, le sort des populations ou des infrastructures vitales. Ils élargissent également leurs regards à d’autres aspects, diplomatiques ou géopolitiques, qu’ils touchent la Russie, l’Europe, l’Amérique ou le reste du monde.

Un pays sous les bombes : Les forces russes marquent le pas en Ukraine. Alors qu'il était prédit une avancée rapide et forte de l'armée, les gains territoriaux en Ukraine se ralentissent. Vladimir Poutine n’a pas eu sa guerre-éclair, pour s’assurer l'invasion et la domination du pays. Le scénario le plus probable dans les semaines à venir est un contournement des grandes villes. Les analystes s’attendent à des offensives sur les flancs sud et est de l’Ukraine, pour faire une jonction. Les villes ukrainiennes se barricadent pour résister à l’assaut des envahisseurs. Dix millions d’ukrainiens ont quitté leurs foyers.   

Jusqu’ou ira Vladimir Poutine ? L'ancien ministre des Affaires étrangères et européenne Bernard Kouchner affirme que le président russe a besoin de montrer à son peuple une victoire.   Est-ce à dire que cette guerre repose sur des passions et non des intérêts ? Pour les Ukrainiens, pas de compromis en vue : Leur président affirme ; "Comme n'importe quel citoyen, je souhaite la paix. Je garde l'espoir qu'à l'avenir, on pourra retrouver la paix"...Mon pays et ses citoyens n'accepteront l'ultimatum russe que lorsqu'ils n'existeront plus" (interview diffusée sur franceinfo, 21 mars 2022)

Vladimir Helenski demande un soutien militaire à l’Europe, aux USA, à l’Otan et même à Israël, adhérant à sa position contre les Palestiniens. Mais leur soutien se limite parfois à l’envoi d’armement. N’occultons pas cependant la fermeté de l’Europe dans ses réponses économiques et financières à l’action du Kremlin

La guerre de communications :  Le vainqueur n’arrive pas toujours à imposer son récit. La Russie a ses puissants moyens de communication. Elle use des fakes news et organise des campagnes de désinformation. Pour elle, il ne s’agit pas d’une guerre mais d’opérations spéciales. Le réseau satellitaire Viasat est victime d’une cyberattaque. Depuis son orbite, à plus de 36 000 kilomètres au-dessus de l’équateur, le satellite KA-SAT permet de relier à Internet des dizaines de milliers de particuliers, d’entreprises et d’objets connectés divers à travers l’Europe. Mais le 24 février, au petit matin, des milliers de modems, ces appareils recevant le signal pour chacun des utilisateurs de ce satellite, ont subitement cessé de fonctionner, rendant impossible toute connexion à Internet. De plus en plus d’éléments pointent vers le sabotage d’un satellite, en lien avec le conflit ukrainien. Il serait le fait des Russes.

D’autre part, le gouvernement russe opéré des mises en scène, pour brouiller les pistes. Ses fake news propagent des rumeurs essayant de tromper son propre opinion et l’opinion internationale.

Malgré tout, l’Ukraine a réussi la bataille de la communication. Ses vidéos démentent le discours du président russe. Face à un ennemi supérieur militairement, l’Ukraine aura au moins réussi à gagner une première bataille : celle du récit. Depuis les premiers jours de l’invasion russe, et en partie grâce au silence de Moscou, Kiev est parvenu à susciter dans le monde entier un élan de sympathie massif pour la résistance ukrainienne à l’agression de son grand voisin. Kiev montre que la guerre est le résultat de la volonté de puissance destructrice de Vladimir Poutine. Ce qui suscita un élan de sympathie dans le monde. Le statut d’agressé est plus convaincant que le discours de l’agresseur. Les témoignages des victimes, ceux des réfugiés, des déplacés de leurs foyers et ceux qui continuent à vivre, sous les bombes et dont le quotidien est devenu un enfer.  Mais est-ce que les opinions publiques acquises à la cause ukrainienne pourraient entrainer un élan des gouvernements, en faveur de l’intervention, en faveur de l’Ukraine ?

Conclusion : Cette guerre de l’Ukraine érige-t-elle un nouvel ordre mondial ? Le président ukrainien tente de le confirmer. "Je pense qu'à l'avenir le monde va changer, il a déjà changé", a-t-il estimé. "Les hommes politiques ont déjà peur de leur propre peuple. Nous voyons que les citoyens peuvent agir, influencer sur ceux qui prennent des décisions." Selon lui, "à l'avenir, l'opinion publique sera plus forte que n'importe quel leader. Aujourd'hui, nous observons ce changement de paradigme vers une véritable démocratie, là où le peuple a le pouvoir" (interview diffusée sur franceinfo, 21 mars 2022).

Suite à la guerre de l’Ukraine, la guerre froide risque de se matérialiser. Elle peut dynamiser l’Otan. Les relations russo-américaines sont au bord de la rupture. L’Union Européenne adopte fait cause la tragédie ukrainienne et remet à l’ordre du jour le projet de sa militarisation, transgressant ses objectifs originaux.