Pr. Khalifa Chater
L'économiste maghrébin, 3-17 avril 2019
Prenant acte de la contestation et répondant à l’appel de la rue, le général Gaïd Salah, chef d'état-major de l'armée algérienne et vice ministre de la défense, appela le 26 mars 2018 à déclarer l’empêchement du président Bouteflika. Dans un discours dont des extraits ont été diffusés à la télévision publique, il a demandé l'application de l'article 102 de la Constitution. Si le Conseil constitutionnel suit ses recommandations, cela ouvrirait la voie à une procédure d'empêchement d'Abdelaziz Bouteflika. De fait, la sortie des Algériens dans la rue, le 22 février et le développement des marches de protestations, depuis lors, tous les vendredi, ont remis en cause la légitimité du président Abdelaziz Bouteflika, gravement malade, qui souhaitait se maintenir au pouvoir. Tout en répondant aux vœux des manifestants et en annonçant qu’il ne se présentait pas pour un cinquième mandat, il annonça un report des élections, lui permettant de poursuivre son quatrième mandat.
Jeune Afrique affirme que l’appel de Gaïd Salah à l’application de l’article 102 “ n’aurait pas été prise du propre chef, du chef d’état-major, mais qu’elle est plutôt le fruit d’une concertation et négociation avec l’entourage du président et sa famille’’(Camille Lafrance et Syrine Attia, « Gaïd Salah a compris que Bouteflika et ses deux frères sont finis politiquement », 26 mars 2019). Nous pensons, plutôt que cette décision, qui mécontente la famille, a été prise par l’armée, suite à un débat interne. Pica Ouazi confirme cette vision. Elle affirme que le Président Abdelaziz Bouteflika et son entourage “n’étaient pas au courant de la décision du chef d’état-major Ahmed Gaïd Salah… Elle révèle un grand décalage au sommet de l’État et des visions différentes de sortie de crise’’ (Algérie : Abdelaziz Bouteflika pris de court par l’application de l’article 102, in Site observalgerie.com, 27 mars) L’armée, organe principal de gouvernement, en Algérie, a cherché à “coller à la rue’’, en adoptant cette attitude décisive, qui sauverait le pouvoir. Les Algériens et en premier lieu l’armée, tirent la leçon des dérives inquiétantes, en Libye, en Syrie et au Yémen et ne souhaiterait pas donner à l’islam politique l’opportunité de prendre le pouvoir. Ils seraient conscients des velléités de certains pays, d’instituer une “anarchie créatrice’’, qui affaiblirait l’aire arabe.
La crise algérienne mettrait en cause la nature du pouvoir : Depuis l’indépendance, l’Algérie est gouvernée par le Front de Libération Nationale, reconvertie par le Président Ahmed Ben Bella, en parti unique de Gouvernement. Il était en relation organique avec l’armée. “L’armée est l’épine dorsale du régime, jouant un rôle central dans la cooptation des élites civiles chargées de gérer l’administration gouvernementale’’ (Lahouari Addi, « les partis politiques en Algérie », mars 2006, p. 111-112, in https://journals.openedition.org). Après l’institution du multipartisme, le Rassemblement National Démocratique rejoint l’équipe gouvernementale. Cette légitimité est confortée par la prétention algérienne à assurer la position centrale (core state), dans l’aire géostratégique maghrébine. L’augmentation du prix du pétrole de 1973 à 1978, ferait valoir cette vue. Les revenus pétroliers compensaient le déclin de l’agriculture et les difficultés de l’industrialisation algérienne. La réduction des revenus de l’Etat, depuis lors, affaiblirent la politique saharienne de l’Algérie, autre manifestation de cette position de cœur central. D’ailleurs le centre d’analyses International Crisis Group (ICG) a estimé que la chute du prix de pétrole actuelle annoncerait une crise en 2019 : “ L’ICG estime qu’il est inutile de compter sur le rétablissement des cours du pétrole, car malgré un prix confortable du baril, la crise pourrait frapper le pays en 2019 et se greffer aux tensions entourant la présidentielle’’ (Rapport du 19 novembre 2018). Le même rapport de l’ICG note que “ les autorités reconnaissent que le modèle actuel est à bout de souffle mais peinent à le corriger’’ et regrette que les réformes économiques ont eu tendance à être reportées’’. La contestation populaire confirme le diagnostic de l’ICG, suite aux reports des réformes.
Suivi de l’appel du chef d’État-major des armées Ahmed Gaïd Salah d’appliquer l’article 102 de la Constitution, le Conseil constitutionnel devait se réunir pour statuer sur la vacance du poste de Président de la République. Les positions de l’opposition et du chef d’état-major traduisent une peur d’instabilité, mais alors que la société civile craint la survie des symboles de l’ancien régime, l’Establishment est soucieux de maintenir son pouvoir, au-delà de la présidence d’Abdel Aziz Bouteflika.
Précipitation des événements, Liamine Zéroual, qui a pris en main la gestion du pays de 1994 à 1998 avant qu’il ne démissionne, aurait été contacté, pour assurer la transition. “Zéroual est favorable pour son retour à condition qu’il ait une forte demande de la population’’, affirme Ali Mebroukine, son ancien conseiller. Il ajoute que Liamine Zéroual “est prêt à revenir pour une période courte pour permettre de passer le flambeau à une jeune génération’’ (Pica Ouazi « Liamine Zéroual est disponible pour gérer la période de transition », site observervalgérie, 26 mars 2019). Fait d’évidence, la transition permettrait l’affirmation d’une nouvelle génération, clôturant la domination de la génération de la révolution. D’autre part, l’Union syndicale (l’UGTA) et les deux partis gouvernementaux : le Front de Libération Nationale et le Rassemblement National démocratique soutiennent le 27 mai les propositions du chef de l’état-major, alors que la présidence reste silencieuse.
La réaction aux propositions du chef d’état-major : L’opposition estime que l’empêchement d’Abdelaziz Bouteflika, “suggéré’’ par l’armée, ne peut pas être la seule réponse à la crise politique. Le Rassemblement pour la Culture et la Démocratie (RCD) a réagi instantanément aux déclarations du Général Ahmed Gaïd Salah, qualifiant l’invocation de l’article 102 de la Constitution de “tentative de coup d’État’’. D’autre part, le coordinateur de l’Union démocratique et sociale (UDS), parti non-agréé, Karim Tabou, a estimé le 27 mars que la demande du chef d’Etat major, Gaïd Salah, d’appliquer l’article 102 de la Constitution, est une “tentative de casser le hirak et “d’induire le peuple en erreur”. Le RCD de Mohcine Belabbas a suggéré une période de transition qui prendra fin le mois d’octobre prochain avec l’élection d’un président de la République alors que le Parti des travailleurs de Louisa Hanoune demeure accroché à la mise en place d’une Assemblée constituante. D’autres parties s’opposent à l’application de l’article 102 de la Constitution et appellent plutôt à l’application de l’article 7 de la Loi fondamentale qui stipule : “Le peuple est la source de tout pouvoir. La souveraineté nationale appartient exclusivement au peuple’’.
Fait important, la rue qui a accueilli avec prudence et de sentiments mitigés, les propositions du chef d’état-major, a repris ses manifestations, pour demander un changement total du régime, écartant le président et l’Establishment. Dès 8h30, du 29 mars, vendredi test de l’accueil des propositions du chef d’état-major, des groupes ont commencé à se rassembler. Devant la grande Poste, au centre de la capitale, quelques centaines de personnes étaient déjà rassemblées, criant: “ Bouteflika, tu vas partir, emmène Gaïd Salah avec toi ’’. Sur une grande banderole, on peut lire : “ Nous demandons l'application de l'article 2019. Vous partez tous ! ’’ La mobilisation nationale, le 6e vendredi du harak s’opposa énergiquement à la solution partielle de la crise, selon les manifestants. La rue algérienne craint - elle que “ la transition lui échappe’’ (Zahra Chenaoui, Le Monde, 27 mars). Comment arrêter, dans ces conditions l’escalade, qui conforte l’instabilité ? Slogan de la jeunesse “laisser nous réver’’. Réponse d’un citoyen méfiant : “Qu’on fasse attention. Les rêves peuvent devenir des cauchemars, comme dans certains pays arabes’’
Où va l’Algérie ? Est-ce la fin du gouvernement Bouteflika ou plutôt du régime spécifique algérien, dans son ensemble, vu la perte de la légitimité globale et la fin de la prétention au cœur central de son aire géopolitique ? La contestation populaire a brouillé les cartes et suscité des repositionnements de l’ensemble de la classe politique du pouvoir et de l’opposition. Elle doit désormais tenir compte de l’émergence, de la prise de conscience et de la mobilisation de la société civile. Dans ce contexte, l’armée est restée la garante de la stabilité et de la sécurité. La feuille de route adoptée par les partis de l’opposition, le 26 mars, met à l’ordre du jour une étape de transition, où un comité présidentiel, formé de personnalités non partisanes et compétentes, d’assurer la transition, en attendant les nouvelles élections. L’armée constituerait, l’institution qui garantirait la réussite de la conjoncture. Un compromis pourrait réussir la synthèse entre la feuille de route de l’opposition et l’initiative de l’état major, qui assure le respect de la constitution : Accord sur le départ du président et choix d’un nouveau gouvernement de consensus, qui permettrait d’assurer des élections transparentes. Mais comment arrêter les marches de protestations, alors que les réseaux sociaux, sans direction politique, lancent les mots d’ordre et transgressent les vues des partis dépréciés, du pouvoir et de l’opposition ?
Fait nouveau, la participation active de la femme algérienne, pour faire valoir ses droits à l’émancipation. Ce qui domine, c'est la revendication politique", même si les droits des femmes "apparaissent ça et là", reconnait la syndicaliste et féministe Soumia Salhi (Christophe de Roque feuille, « Les Algériennes très mobilisées, mais encore prudentes pour leurs droits »AFP, 25 mars). Ces initiatives mettraient à jour des réformes sociales importantes, transgressant les revendications politiques.