Pr. Khalifa Chater

L'économiste maghrébin, du 02 au 16 septembre 2020

 

Depuis la chute du régime de Mouammar Kadhafi après une révolte en 2011, la Libye est en proie à des luttes d'influence.  Aujourd'hui deux autorités se disputent le pouvoir : le Gouvernement d'union nationale (GNA) de Fayez al-Sarraj, basé à Tripoli (ouest), et un pouvoir incarné par Khalifa Haftar, homme fort de l'Est. Après seize mois de conflits, les deux camps rivaux ont annoncés séparément vendredi 21 août la cessation des hostilités et l'organisation prochaine d'élections. Ces annonces surprises interviennent après plusieurs visites de responsables étrangers dans ce pays doté de grandes réserves de pétrole  et devenu une plaque tournante du trafic de migrants vers l'Europe.  Dans son communiqué, Aguila Saleh, qui dirige le premier Parlement élu en Libye depuis 2011 et est basé dans l'Est, a annoncé des élections, mais sans avancer de date, et a appelé “toutes les parties à un cessez-le-feu immédiat’’.  En outre, Saleh ne mentionne pas une démilitarisation de Syrte et Joufra. Il propose la formation, sans doute après des élections, d'un nouveau Conseil présidentiel qui serait basé à Syrte, ville natale de Mouammar Kadhafi puis bastion du groupe djihadiste État islamique jusqu'en 2016. Dans un communiqué, Fayez al-Sarraj, chef du Conseil présidentiel qui chapeaute le gouvernement, a appelé à la tenue “d'élections présidentielles et parlementaires en mars prochain’’. Il a aussi “ ordonné un cessez-le-feu immédiat et l'arrêt des opérations sur tout le territoire’’, ce qui permettra, selon lui, de créer des zones démilitarisées dans la région de Syrte (nord) et celle de Joufra, plus au sud, toutes deux sous contrôle des pro-Haftar.

S’agissait-il de débloquer l’exportation du pétrole, demandée par les USA ? Conséquence immédiate, la réouverture des terminaux pétroliers, après un blocus de plusieurs mois. Qui a signé la fin de la guerre ? Cette initiative de sortie de crise politique a été saluée par l'ONU et plusieurs pays arabes et occidentaux. Mais,  cette annonce a été accueillie avec autant d'espoir que de prudence. D’ailleurs, un des adjoints de Haftar vient de la remettre en question, alors que la Turquie n’est pas disposée à abandonner son  alliance avec Serraje.

Fait plus important, les manifestations populaires la semaine dernière contre le pouvoir de Serraje et l’affrontement avec ses milices remettent en cause sa légitimité. Son exclusion du ministre de l’intérieur, le 28 aout ne peuvent que reporter la crise. Renversement de la situation, Fathi Bachagha a pu sauver in extremis son siège de ministre. Le Misrati Fathi Bachagha doit son retour le 4 septembre à son poste de ministre de l’intérieur du Gouvernement d’entente nationale (GNA) aux pressions américaines et turques. En coulisses, Washington comme Ankara ont ferraillé auprès du Premier ministre Fayez al-Sarraj pour réintégrer le ministre qu’il avait suspendu (Jeune Afrique, 4 septembre 2020).

Précipitation des événements, au terme de quatre jours de réunions au Maroc (Bouznif, 6-10 septembre) , dans un cadre qui prépare le dialogue politique libyen, les délégations du Haut Conseil d’État et du Parlement basé à Tobrouk sont parvenues à mettre en place des critères et des mécanismes “ transparents et objectifs’’ pour les postes à pourvoir à la tête des institutions souveraines. Le but étant de mettre fin aux divisons qui sclérosent ces institutions. Les deux parties ont convenu également de se rencontrer à nouveau fin septembre pour finaliser l’accord. Mais à Bouznika, c’est seulement le partage régional entre est, ouest et sud libyen qui a été résolu, aucun nom n’a été avancé pour les postes sensibles. Parallèlement à Genève, sous l’égide de l’ONU, une rencontre de trois jours entre des représentants politiques libyens a permis d’annoncer un accord. Selon le communiqué final, il est nécessaire de réorganiser le Conseil présidentiel, de nommer un gouvernement d’union nationale pour mener à bien des élections et de déménager momentanément le siège du gouvernement et du Parlement à Syrte. Ces élections devraient se tenir dans une période qui ne dépasserait pas les dix-huit mois.

La réaction de la communauté internationale semble encourageante : L'Égypte, qui a envisagé un temps de déployer des troupes en Libye voisine, l'a aussi saluée. Le Qatar s'est félicité de la “relance du processus politique’’. La France, impliquée dans de précédentes initiatives pour un règlement politique, a souligné que ces promesses, jugées « positives », « doivent se matérialiser sur le terrain ». Le chef de la diplomatie de l'Union européenne, Josep Borrell, a abondé dans le même sens, en estimant “ crucial que toutes les parties s'en tiennent à leurs déclarations’’. Les Occidentaux craignent, en effet, une poursuite du chaos en Libye, devenue, faute d'un pouvoir central structuré, une plaque tournante du trafic de migrants et un repaire pour des groupes djihadistes. Mais restons prudents : Depuis l'accord de Skhirat au Maroc conclu en 2015 sous l'égide de l'ONU, plusieurs initiatives ont été annoncées pour sortir la Libye de la crise mais n'ont pas été suivies dans les faits.

Ne perdons pas de vue que la Turquie, confrontant sa politique néo-ottomane, veut s’assurer sa domination de la Tripolitaine, son protectorat de fait, par l’exploitation de sa manne pétrolière. Alors qu'Ankara appuie le gouvernement de Tripoli face à l'homme fort de l'est libyen Khalifa Haftar, la Turquie discute avec la Libye pour y procéder à des recherches pétrolières et gazières. Après la Méditerranée et la Mer noire, Ankara lorgne désormais la Libye, sur le front des hydrocarbures (gaz et pétrole.  “Nous discutons avec le gouvernement libyen et la compagnie libyenne nationale de pétrole au sujet de champs terrestres et offshore (pour rechercher) du pétrole et du gaz’’, a déclaré à des journalistes un haut responsable du ministère turc de l'Energie. “Nous sommes aussi en discussions avec eux dans d'autres domaines liés à l'énergie comme la production d'électricité. Ils ont d'immenses besoins énergétiques, notamment en électricité’’, a ajouté le responsable, parlant sous couvert d'anonymat. Les pourparlers portent aussi, selon lui, sur "le développement du réseau (de distribution) et potentiellement l'exploitation et la construction de pipelines". De fait, les enjeux turcs en Libye bloquent les négociations. Ce qui explique d’ailleurs la rencontre Serraje/Ordogan, à Istanbul, lors des négociations de Bouznif.