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Tunisie, la crise post-révolution !

Pr. Khalifa Chater

 

Alors que son système politique post-révolution se définit par sa négation du régime autoritaire, son intégration des valeurs démocratiques et sa vision collective du bien être, la Tunisie vit l’épreuve de  l’intranquilité”, reprenant le mot forgé par Fernando Pessoa. La remise en cause du bien être, dans un régime d’instabilité et la perception d’un futur infigurable et indéterminé, suscitent l’inquiétude. La perception d’une crise généralisée dont on ne voit pas l’issue est liée à une crise de la projection dans le futur. Comment faire face à ce défi, qui affecte les conditions de vie ? La crise économique et ses effets sociaux (précarité, chômage, hausse des prix), qui marquent l’ère post-révolution tunisienne, sont aggravés par les effets d’entrainement du traitement du Kammour,  par des concessions inédites et injustifiées du gouvernement. Les sit in de protestation  se sont multipliés. Le chef du gouvernement  a promis hâtivement de généraliser ce traitement de faveur, alors que les caisses de l’Etat sont vides, que le pays a atteint un endettement record et que les entreprises sont ébranlées par la pandémie.  La Tunisie fait face à un recul historique du PIB à -7%. D’autre part, la Tunisie subit les effets de la guerre civile libyenne et craint l’intrusion des mercenaires, plus de 20.000, installés dans 20 bases (déclaration de la représentante adjointe de l’ONU, le 2 décembre).

Les revendications sociales sont certes justifiées. Mais le gouvernement n’a pas les moyens de les satisfaire. Les comités de coordination régionaux, alternatives de fait aux institutions, bloquent des routes ou des lieux de production d'énergie ou de ressources naturelles, réclamant des investissements et des emplois. Citons la grève  dans l'usine d'embouteillage de gaz à Gabès, qui a provoqué une pénurie dans la région, les mobilisations récurrentes dans la région de Gafsa, bloquant l’extraction du phosphate, la grève générale, des le 3 décembre de la ville de Kairouan. Tolérance du gouvernement, silence des partis, le hirak impose ses volontés. Triste perspective, les soulèvements  locaux et régionaux et le pouvoir de la rue, remettent en cause l’Etat. Le banditisme, qui s’illustre par le nombre très important des braquages, relève désormais du quotidien. Comment corriger la situation, en rappelant les mots clefs de l’idéal bourguibien, le prestige de l’Etat et l’unité nationale, avec un Etat central et des citoyens de droit ?

L’UGTT, consciente des dangers, propose la tenue d’un dialogue nationale, sous la présidence du chef de l’Etat. Elle lui demande de mettre en place un comité des sages composé de personnalités nationales indépendantes de différentes spécialités, dont les membres ne seront pas candidats à des postes politiques. Ce comité sera chargé de superviser le dialogue national permettant d’introduire les réformes économique, politique, et sociale nécessaires. Ce comité assurera la gestion du dialogue et le rapprochement des points de vue des différentes parties concernées par le dialogue selon un calendrier prédéterminé. L’UGTT a notamment déterminé les principaux axes du dialogue abordant trois volets, à savoir politique, économique et social.

Notons que l’UGTT, n’évoque pas la participation des partis politiques à ce dialogue. D’ailleurs leur association n’est pas aisée, vu la démarcation politique qui les oppose. D’ailleurs les partis sont plutôt des rassemblements, sans visions d’avenir et sans programmes socio-économiques.  Opinion pessimiste d’un observateur, “ on ne peut traiter la crise par un dialogue avec les acteurs qui en sont responsables’’. Sans ancrage et sans légitimité électorale, le gouvernement peut difficilement engager des réformes, qui font mal.

Le pouvoir exécutif, conscient de la gravité des dérives, prend position. Le président de la République, Kaïs Saïed, a souligné la nécessité de préserver l’unité et la pérennité de l’Etat et d’assurer la continuité des services vitaux. Il faut agir, dit-il,  contre les criminels, qui “tentent de conduire l’Etat vers la désintégration” et “portent atteinte aux droits des citoyens” (entretien, avec le chef du gouvernement, le 2 décembre 2020). D’autre part, le chef du gouvernement tunisien, Hichem Mechichi a appelé le même jour, les forces de sécurité à intervenir “immédiatement’’ pour repousser les manifestants qui bloquent les sites de production industrielle (entretien  avec les ministres de l’intérieur et de la défense, le 2 décembre 2020). Mais l’attitude du chef du gouvernement reste ambigüe, vu ses concessions du Kammour, qui ont ouvert la voie aux sit in régionaux.

L’intelligentsia s’interroge, à quelle direction se réoriente la croissance des forces productives et comment traiter la crise. Des observateurs affirment leurs craintes d’une explosion en janvier, mois des contestations populaires en Tunisie, en 1978, en 1984 et en 2011. Au cours de leurs discussions du budget 2020, de nombreux parlementaires ont exprimé leur pessimisme. Des analystes parlent d’une crise sans issue. Nous pensons, quant à nous que la crise imposera sa solution, fut-elle au prix d’un retour aux élections et du choix d’un gouvernement de compétences. Dictons arabe célèbre : “Ijtaddi izmaten tanfariji’’ (O crise, quand tu t’aggrave tu te dénoue). D’autre part, la Tunisie bénéficie de privilèges importants : une armée, des forces de sécurité et une administration,  au-dessus de tout soupçon, confortées l’UGTT et l’UTICA, des organisations nationales, veillant au grain.

Libye, le difficile chemin de la paix

Pr. Khalifa Chater

 

Deux autorités se disputent  le pouvoir, en Libye : le gouvernement d’accord national (GAN), qui siège dans l’ouest à Tripoli et reconnu par l’ONU, et un pouvoir incarné par Khalifa Haftar, homme fort de l’Est, soutenu par une partie du Parlement élu et son président, Aguila Saleh. La Libye vit une grave guerre civile, depuis la chute de Moammar Kadhafi en 2011. Risque de dislocation, instabilité, afflux de mercenaires  et jeux politiques régionaux et internationaux. La donne inquiète les pays du voisinage, soumis à une rude épreuve.

Sous l’impulsion de la représentante spéciale adjointe du secrétaire général des Nations Unies aux affaires politiques en Libye, Stephanie Williams, des discussions ont été engagées : Les parlementaires des deux camps rivaux ont discuté au Maroc des modalités d’un partage des postes à la tête des principales institutions, ainsi que de leur réunification. Enfin, des représentants militaires des deux camps se sont retrouvés, fin septembre, en Égypte, pour discuter d’un cessez-le-feu durable. Le climat politique semblait désormais favorable : Le gouvernement installé dans l’Est a ensuite démissionné, dimanche 13 septembre. Le premier ministre du gouvernement d’union nationale, Fayez Al Sarraj, s’est dit prêt à quitter ses fonctions d’ici à la fin octobre. Autre signe de détente, la production pétrolière a repris, dimanche 11 octobre, à Al-Charara, le plus grand champ pétrolier libyen, après plus de neuf mois d’arrêt. Le maréchal Haftar avait accepté, vendredi 18 septembre, de lever le blocus imposé par ses forces sur les sites pétroliers pour dénoncer une répartition inéquitable des recettes entre l’Ouest et l’Est. D’autre part,  Stephanie Williams, médiatrice de l'ONU pour la Libye, est parvenue à obtenir un accord de paix, vendredi 23 octobre, après cinq jours de discussions à Genève. Les parties en conflit, le gouvernement d'entente nationale (GNA) et les autorités de l'Est alliées du maréchal Khalifa Haftar, ont signé un cessez-le-feu "national et permanent". Des négociations menées parallèlement entre des représentants des forces militaires du GAN et du maréchal Haftar, ont abouti à un accord prévoyant « le retrait de tous les mercenaires et combattants étrangers »  de cette zone où le front s’est stabilisé au printemps.

Les négociations du Forum politique libyen, organisées le 9 novembre à Tunis devaient conclure les concertations entre les belligérants. La réunion débuta, lundi 26 octobre, par visioconférence, avant de se poursuivre en face-à-face, le 9 novembre à Tunis. La réunion de 75 des participants sélectionnés par l’ONU, intégrant des membres du Parlement de Tobrouk (Est) et du Haut Conseil d’État (Ouest), devait finaliser les accords.  En parallèle des négociations du Forum politique libyen, de Tunis, la rencontre du 10 au 13 novembre du Comité militaire mixte 5+5, rebaptisé Comité militaire joint (CMJ), à l’hôtel Mahari de Syrte devait consolider l’accord. À mi-chemin sur la côte méditerranéenne entre Tripoli et Benghazi, la ville de Syrte, contrôlée par l’Armée nationale libyenne (ANL) de Khalifa Haftar depuis janvier, était  cœur des négociations, sur la mise en place du cessez-le-feu.  Condition sine qua non à sa réussite : le retrait des unités militaires et des forces armées des lignes de front ainsi que celui des combattants étrangers.

Un accord a été conclu par le forum, sur l’organisation des élections le 24 décembre 2021. Mais on ne parvint pas à se mettre d’accord sur  nouvel exécutif chargé de superviser une période de transition devant mener aux élections. Il y eut certes un rapprochement des points de vue. Mais les divergences étant importantes, on suspendit les négociations dimanche 15 novembre, après une semaine de discussions laborieuses. Affaibli sur la scène internationale, l’homme fort de l’Est libyen Haftar persiste à jouer un rôle dans les négociations de sortie de crise. L’accord devait nécessairement l’intégrer dans le nouveau pouvoir exécutif, en association avec les dirigeants de Tripolitaine et du Fazzan. Mais la majorité des membres du forum était  opposée à une construction d’un Etat civil. Ils défendent, d’autre part, les positions de leurs alliés turcs, qui ne souhaitent pas se dégager de la tripolitaine et perdre les privilèges qu’ils ont acquis, dans le cadre de leur expansion néo-ottomane. Cette opposition a vraisemblablement bloqué les velléités de l’accord. Fait significatif, au cours de sa visite en Turquie, le 17 octobre, le ministre des Affaires étrangères américain Mike Pompeo, a cru devoir rappeler ses entretiens, avec le président français, critiquant le jeu de rôle d’Ankara, en Libye. Les USA souhaitent, en effet, mettre fin aux interventions de la Turquie et de la Russie en Libye. 

Optimiste par sa charge diplomatique, Mme Williams déclara : «Nous avons atteint un consensus sur trois documents importants : la feuille de route [vers des élections], les prérogatives des autorités exécutives et les critères d’éligibilité… mais dix ans de conflit ne se résolvent pas en une semaine". Faut-il partager la satisfaction de la représentante de l’Onu ? La tenue de la réunion a fait valoir la nécessité d’un dialogue inter-libyen, excluant les velléités d’interventions extérieures et la prise en compte des enjeux régionaux et internationaux. D’autre part, la prise en compte de la nécessité d’écarter l’issue militaire, le  cessez le feu, l’ouverture des frontières, le déblocage de l’extraction du pétrole attestent l’amélioration de la situation et la désescalade militaire. Mais la guerre civile reste latente, n’excluant pas la remise en cause de l’unité nationale. D’autre part,  le retour à la décentralisation tribale pré-kadafienne révèle les défis du grave enjeu. Comment reconstruire le pays, restaurer l’Etat ? Les compromis  conjoncturels de la situation actuelle devaient aboutir à une vision consensuelle.  Il s’agit d’un travail de longue haleine. Fait évident, les protagonistes libyens semblent décidés à reprendre ce dialogue nécessaire. Wait and see.

Tunisie, l’état des lieux

Pr. Khalifa Chater

 

“La Tunisie se suicide’’, comment ne pas admettre ce diagnostic, ce jugement sceptique d’un économiste éminent ! Tous les indicateurs économiques, financiers et sociaux l’attestent. La troïka a inauguré le processus du déclin. Tous les gouvernements qui lui ont succédé ont, par leur politique du laisser faire, persisté dans cette voie. Point de vision d’avenir et point de stratégie pour assurer le redressement économique et social. Le pouvoir a cru devoir écarter tous les économistes. De ce fait, les attentes de la “révolution’’ ont été occultées. Alternative à la vision passéiste de l’islam politique, la nostalgie des régimes antérieurs, l’ère glorieuse bourguibienne et même le pouvoir du coup d’Etat de 1987.

Faut-il expliquer la crise par le régime parlementaire, établi par la troïka ? Pays en crise, la Tunisie a-t- elle  besoin d’un régime autoritaire ? Conséquence évidente des multiples sitting, l’Etat s’est affaibli.  Un consensus entre les différents acteurs aurait permis d’établir un contrat social et d’assurer  une trêve.   Peut-on adopter les critiques du mode électoral, qui peut difficilement former une majorité ? Faudrait-il expliquer la crise globale par les dérives des partis, soucieux essentiellement de conquérir le pouvoir, d’obtenir à leurs dirigeants des charges ministérielles ? Les principaux partis n’ont pas de programmes économiques et sociaux. Les Tunisiens adoptent une attitude critique des partis. Nahdha, qui n’arrive pas à faire valoir ses différentes mues, vit une grave crise interne, illustrée par la motion d’une centaine de ses dirigeants contre leur président.  Ses défenseurs parlent volontiers d’une démocratisation interne. Nida Tounes n’a pas survécu à la mort de son président Béji Caid Essebsi. Les multiples partis, issus de son sein, ont suivi son déclin. Tahya Tounes, par exemple, n’a pas été en mesure de s’affirmer, après une percée théâtrale, lorque son fondateur était chef du gouvernement. Le parti destourien s’est illustré par sa lutte contre Nahdha et sa non-reconnaissance de la présidence parlementaire. Les différents sondages d’opinion lui sont favorables. Mais les citoyens tunisiens attendent son programme socio-économique, au-delà de ses principes fondateurs.

Hichem Mechichi, qui a succède à Elyes Fakhfakh, le 2 septembre 2020, à formé “un gouvernement de technocrates’’, écartant les partis politiques. Ce qui satisfait les citoyens, désormais hostiles aux partis et critiquant la gestion parlementaire. Ce gouvernement pourrait-il arrêter le développement de la crise ?  Le nouveau chef du gouvernement a formé une équipe restreinte d’énarques, diplômés de l’école nationale d’administration. Cadres incontestables, ils sont certes capables de gérer la gestion bureaucratique. Mais la donne tunisienne nécessite aussi une vision d’avenir du chef du gouvernement et de grands économistes pour la mettre en œuvre. Nous n’en sommes pas là. Jugement excessif d’un observateur, “on peut facilement atteindre le niveau d’incompétence, selon le principe de Peter’’. La nomination, comme conseillers de deux membres de l’ancien régime  ne permet pas de combler le vide économique du gouvernement.

La crise libyenne bloque les échanges et  particulièrement les rapports avec son voisinage immédiat. La pandémie de la Covid-19 a aggravé la situation : fermeture d’usines, accroissement du chômage, développement de la précarité. Or, déjà avant la pandémie, ces trois moteurs de la croissance et de la création d’emplois étaient en panne. Cette donne réduit la marge de manœuvre du gouvernement.

Signe de la crise, la Tunisie deuxième exportateur international du phosphate est réduite à effectuer des achats de l’étranger. Le forage et la production du pétrole sont bloqués par les manifestants. Cette tolérance de l’Etat  ne peut continuer. Autre constat, l’ouverture du pays à la concurrence des produits étrangers. Ce qui explique la ruine de l’industrie des textiles tunisiens.  Les réseaux sociaux rappellent que “la Tunisie importe l’harissa, le borghoul (blé concassé), les feuilles de briks, les glébets et les produits scolaires’’. Ce qui contribue au déficit commercial. Espérons que gouvernement  soit en mesure de mettre fin à cette dépendance idéologique et à ses effets économiques et sociaux, qui freinent toute action de redressement ?

En politique étrangère, l’écartement, de deux  représentants du pays à l’ONU et au conseil de sécurité, dans un intervalle de cinq mois surprend. La Tunisie n’est-elle  pas en mesure d’appliquer son discours international ?  On n’aurait peut être pas dû, dans ces conditions, intégrer le conseil de sécurité, car on devait répondre aux états arabes et africains, qu’on est censé représenter ?

Libye : la nouvelle donne

Pr. Khalifa Chater

L'économiste maghrébin, du 02 au 16 septembre 2020

 

Depuis la chute du régime de Mouammar Kadhafi après une révolte en 2011, la Libye est en proie à des luttes d'influence.  Aujourd'hui deux autorités se disputent le pouvoir : le Gouvernement d'union nationale (GNA) de Fayez al-Sarraj, basé à Tripoli (ouest), et un pouvoir incarné par Khalifa Haftar, homme fort de l'Est. Après seize mois de conflits, les deux camps rivaux ont annoncés séparément vendredi 21 août la cessation des hostilités et l'organisation prochaine d'élections. Ces annonces surprises interviennent après plusieurs visites de responsables étrangers dans ce pays doté de grandes réserves de pétrole  et devenu une plaque tournante du trafic de migrants vers l'Europe.  Dans son communiqué, Aguila Saleh, qui dirige le premier Parlement élu en Libye depuis 2011 et est basé dans l'Est, a annoncé des élections, mais sans avancer de date, et a appelé “toutes les parties à un cessez-le-feu immédiat’’.  En outre, Saleh ne mentionne pas une démilitarisation de Syrte et Joufra. Il propose la formation, sans doute après des élections, d'un nouveau Conseil présidentiel qui serait basé à Syrte, ville natale de Mouammar Kadhafi puis bastion du groupe djihadiste État islamique jusqu'en 2016. Dans un communiqué, Fayez al-Sarraj, chef du Conseil présidentiel qui chapeaute le gouvernement, a appelé à la tenue “d'élections présidentielles et parlementaires en mars prochain’’. Il a aussi “ ordonné un cessez-le-feu immédiat et l'arrêt des opérations sur tout le territoire’’, ce qui permettra, selon lui, de créer des zones démilitarisées dans la région de Syrte (nord) et celle de Joufra, plus au sud, toutes deux sous contrôle des pro-Haftar.

S’agissait-il de débloquer l’exportation du pétrole, demandée par les USA ? Conséquence immédiate, la réouverture des terminaux pétroliers, après un blocus de plusieurs mois. Qui a signé la fin de la guerre ? Cette initiative de sortie de crise politique a été saluée par l'ONU et plusieurs pays arabes et occidentaux. Mais,  cette annonce a été accueillie avec autant d'espoir que de prudence. D’ailleurs, un des adjoints de Haftar vient de la remettre en question, alors que la Turquie n’est pas disposée à abandonner son  alliance avec Serraje.

Fait plus important, les manifestations populaires la semaine dernière contre le pouvoir de Serraje et l’affrontement avec ses milices remettent en cause sa légitimité. Son exclusion du ministre de l’intérieur, le 28 aout ne peuvent que reporter la crise. Renversement de la situation, Fathi Bachagha a pu sauver in extremis son siège de ministre. Le Misrati Fathi Bachagha doit son retour le 4 septembre à son poste de ministre de l’intérieur du Gouvernement d’entente nationale (GNA) aux pressions américaines et turques. En coulisses, Washington comme Ankara ont ferraillé auprès du Premier ministre Fayez al-Sarraj pour réintégrer le ministre qu’il avait suspendu (Jeune Afrique, 4 septembre 2020).

Précipitation des événements, au terme de quatre jours de réunions au Maroc (Bouznif, 6-10 septembre) , dans un cadre qui prépare le dialogue politique libyen, les délégations du Haut Conseil d’État et du Parlement basé à Tobrouk sont parvenues à mettre en place des critères et des mécanismes “ transparents et objectifs’’ pour les postes à pourvoir à la tête des institutions souveraines. Le but étant de mettre fin aux divisons qui sclérosent ces institutions. Les deux parties ont convenu également de se rencontrer à nouveau fin septembre pour finaliser l’accord. Mais à Bouznika, c’est seulement le partage régional entre est, ouest et sud libyen qui a été résolu, aucun nom n’a été avancé pour les postes sensibles. Parallèlement à Genève, sous l’égide de l’ONU, une rencontre de trois jours entre des représentants politiques libyens a permis d’annoncer un accord. Selon le communiqué final, il est nécessaire de réorganiser le Conseil présidentiel, de nommer un gouvernement d’union nationale pour mener à bien des élections et de déménager momentanément le siège du gouvernement et du Parlement à Syrte. Ces élections devraient se tenir dans une période qui ne dépasserait pas les dix-huit mois.

La réaction de la communauté internationale semble encourageante : L'Égypte, qui a envisagé un temps de déployer des troupes en Libye voisine, l'a aussi saluée. Le Qatar s'est félicité de la “relance du processus politique’’. La France, impliquée dans de précédentes initiatives pour un règlement politique, a souligné que ces promesses, jugées « positives », « doivent se matérialiser sur le terrain ». Le chef de la diplomatie de l'Union européenne, Josep Borrell, a abondé dans le même sens, en estimant “ crucial que toutes les parties s'en tiennent à leurs déclarations’’. Les Occidentaux craignent, en effet, une poursuite du chaos en Libye, devenue, faute d'un pouvoir central structuré, une plaque tournante du trafic de migrants et un repaire pour des groupes djihadistes. Mais restons prudents : Depuis l'accord de Skhirat au Maroc conclu en 2015 sous l'égide de l'ONU, plusieurs initiatives ont été annoncées pour sortir la Libye de la crise mais n'ont pas été suivies dans les faits.

Ne perdons pas de vue que la Turquie, confrontant sa politique néo-ottomane, veut s’assurer sa domination de la Tripolitaine, son protectorat de fait, par l’exploitation de sa manne pétrolière. Alors qu'Ankara appuie le gouvernement de Tripoli face à l'homme fort de l'est libyen Khalifa Haftar, la Turquie discute avec la Libye pour y procéder à des recherches pétrolières et gazières. Après la Méditerranée et la Mer noire, Ankara lorgne désormais la Libye, sur le front des hydrocarbures (gaz et pétrole.  “Nous discutons avec le gouvernement libyen et la compagnie libyenne nationale de pétrole au sujet de champs terrestres et offshore (pour rechercher) du pétrole et du gaz’’, a déclaré à des journalistes un haut responsable du ministère turc de l'Energie. “Nous sommes aussi en discussions avec eux dans d'autres domaines liés à l'énergie comme la production d'électricité. Ils ont d'immenses besoins énergétiques, notamment en électricité’’, a ajouté le responsable, parlant sous couvert d'anonymat. Les pourparlers portent aussi, selon lui, sur "le développement du réseau (de distribution) et potentiellement l'exploitation et la construction de pipelines". De fait, les enjeux turcs en Libye bloquent les négociations. Ce qui explique d’ailleurs la rencontre Serraje/Ordogan, à Istanbul, lors des négociations de Bouznif.

Tensions et risques au Moyen-Orient : Etude de cas

Pr. Khalifa Chater

L'économiste maghrébin, du 25 aout au 8 septembre 2020

 

Le conflit Iran/USA : Le Président Trump réactive  le conflit des Etats-Unis avec l’Iran. La reprise par l’Iran de son programme nucléaire, au cours des années 2000, qui a été l’objet d’une coopération entre l'État impérial d'Iran et les États-Unis, dans les années 1970, suscite l’opposition  de l’occident. Les tensions, qui culminent sous la présidence de Mahmoud Ahmadinejad, instaurent une conjoncture conflictuelle, animée par les USA.  L’accord de Vienne  signé entre les pays du groupe « P 5+1 » (États-Unis, Russie, Chine, France, Royaume-Uni et Allemagne), le 14 juillet 2015, prévoit la levée progressives des sanctions qui pèsent sur l’Iran. En contrepartie, l’Iran s’engage à effectuer une réduction du nombre de ses centrifugeuses, à limiter ainsi sa production de plutonium et l’enrichissement d’uranium et à accepter le renforcement des inspections internationales.  Au terme de cet accord, les relations étaient appelées à s’améliorer entre les USA et l’Iran.

 Aussitôt arrivé au pouvoir, le président Trump annonça, que les États-Unis se retirent de cet accord. On revint à la case de départ. Le président Donald Trump remet à l’ordre du jour les relations conflictuelles des USA avec l’Iran. Les Etats-Unis avaient opté, depuis longtemps, pour une guerre indirecte, par l’entremise de leurs alliés des pays du Golf et essentiellement l’Arabie Saoudite et les Emirats. L’instrumentalisation de la démarcation sunnite et chiite, leur permit de transgresser la coexistence d’antan et d’instituer une conjoncture conflictuelle.

Or, les USA veulent un retour imminent aux sanctions de l'Onu contre l'Iran. Lors d'un vote au Conseil de sécurité des Nations unies, la Russie et la Chine, alliées de Téhéran, ont opposé leur veto à une proposition américaine visant à prolonger l'embargo sur les ventes d'armes à l'Iran. Onze pays membres, parmi lesquels la France, la Grande-Bretagne et l'Allemagne, se sont abstenus tandis que la République dominicaine a été la seule - avec les Etats-Unis - à voter en faveur du texte.  Réaction immédiate des USA, Ils annoncent leur intention d'activer le “ snapback’’ : un mécanisme intégré à l'accord de 2015, permettant un retour automatique au régime de sanctions internationales contre Téhéran qui prévalaient auparavant. Or, les USA sont désormais isolées. Les Européens sont hostiles à la reprise des sanctions, alors que les alliés du Golfe ne sont plus favorables à l’escalade.

Turquie, au-delà du néo-ottomanisme : Exerçant le titre de calife et de gardien des lieues saints, le sultan ottoman dominaient, jusqu’à la fin de la première guerre mondiale,  le Moyen-Orient. Donne nouvelle, la nouvelle politique turque est confirmée par l’adhésion du président Erdogan à l’islam politique et l’instrumentalisation de cette idéologie pour faire valoir ses volontés, à travers divers mécanismes : guerre en Syrie, interventions déclarée et soutien de la mouvance islamique Fejr Lybia et conflit avec le régime anti-islamique du général Sissi, en Egypte. La signature, le 27 novembre 2019, d’un  protocole "de coopération militaire et sécuritaire" entre le président turc Recep Tayyip Erdogan et le chef du Gouvernement libyen d’union nationale (GNA) de Fayez al-Sarraj, lors d’une rencontre à Istanbul, affecte l’ordre libyen et maghrébin. Il affecte, bien entendu, l’aire méditerranéenne, puisque la Turquie y élargit ses marges de manœuvres, aux dépens de la Grèce et de Chypre.

Les tensions entre la Grèce et la Turquie au sujet de leurs eaux territoriales ne sont pas nouvelles. Ankara convoite une immense zone économique où se trouvent des îles grecques, et conteste la délimitation de ses eaux territoriales. Le pays n'a d'ailleurs jamais signé la Convention des Nations unies sur le droit de la mer, qui définit juridiquement les différents espaces maritimes.  Or, la découverte ces dernières années de vastes gisements gaziers en Méditerranée orientale a aiguisé l'appétit des pays riverains et renforcé les tensions entre la Turquie et la Grèce, deux pays voisins aux relations régulièrement ponctuées de crises.

Dans ce contexte, Ankara a envoyé le 10 aout,  le navire turc de recherche sismique "Oruç Reis", escorté par des bâtiments militaires, dans la zone riche en gisements gaziers revendiquée par Athènes. La tension est encore montée d'un cran dernièrement. Au lendemain du déploiement par la France de navires et d'avions de guerre (Rafale) en Méditerranée orientale pour afficher son appui à Athènes. La Turquie dénonça la démonstration de force de la France en Méditerranée orientale. Elle accuse la France de se comporter “en caïd” en Méditerranée.

Depuis le début de cette crise, la Turquie souffle le chaud et le froid, alternant entre messages de fermeté et appels au dialogue. Dans un effort de médiation, la chancelière allemande Angela Merkel s'est entretenue jeudi 13 aout, avec le chef de l'Etat turc et le Premier ministre grec Kyriakos Mitsotakis. Le président Erdogan a déclaré qu'il avait affirmé à la chancelière allemande que le navire sismique continuerait ses recherches jusqu'au 23 août, ajoutant toutefois avoir accepté des discussions après cette date pour "adoucir les choses". Ankara avait déjà annoncé la semaine dernière avoir suspendu ses recherches gazières à la demande de Berlin, avant de les reprendre quelques jours plus tard en accusant Athènes de ne pas "tenir ses promesses". Ce climat de tensions, pourrait justifier des risques d’affrontement. L’Otan pourrait-il supporter ces relations conflictuelles entre trois de ses membres ?

Egypte/Ethiopie un risque de guerre ? : “L’Egypte  est un don du Nil ’’. Peut-on occulter cette vérité enseignée dans tous les établissements scolaires ? Or le gigantesque ouvrage  Nahdha que l’Ethiopie est en train de construire suscite des inquiétudes. L’Egypte craint que la construction du grand barrage de la Renaissance, un projet de 4 milliards de dollars (3,6 milliards d’euros) entamé en 2012 par l’Ethiopie, n’entraîne une réduction du débit du Nil, dont elle dépend à 90 % pour son approvisionnement en eau. La tension monte entre l’Egypte et l’Ethiopie à propos de ce gigantesque ouvrage qui devrait commencer à produire de l’électricité d’ici à la fin 2020 et serait complètement opérationnel d’ici à 2022. Or, les discussions entre ces deux pays et avec le Soudan, par lequel passe aussi le fleuve, sont bloquées depuis neuf ans. Début octobre, des négociations à Khartoum avaient abouti à une « impasse », selon Le Caire, qui cherche depuis à obtenir une médiation internationale, une perspective rejetée par la diplomatie éthiopienne qui la qualifie de « déni injustifié des progrès » réalisés pendant les négociations. Addis Abeba estime que le Grand barrage de la Renaissance est essentiel à son développement économique et à son électrification, tandis que Khartoum et Le Caire craignent que le futur plus grand barrage hydroélectrique d’Afrique, haut de 145 mètres, ne restreigne leur accès à l’eau. Or, “ Il est important d’arriver à un accord qui garantisse les droits et les intérêts des trois pays selon l’accord de principe qu’ils ont signé en mars 2015’, ’considèrent le Soudan et l’Égypte. Ils insistent sur le fait que « les trois pays doivent être engagés par un accord qui doit inclure un mécanisme pour résoudre les disputes qui pourraient surgir » entre eux. Jusqu’à présent Adis Abeba refuse, considérant que la construction du barrage dépend de sa souveraineté. En l’absence d’une médiation internationale déterminante, ce conflit constituerait un risque de guerre, la question étant vitale pour les trois pays. Ce qui pose le problème des rapports de forces et des jeux politiques régionaux et internationaux.

Le Liban, victime du “printemps’’ arabe !

Pr. Khalifa Chater

L'économiste maghrébin, du 12 au 25 aout 2020

 

Qu’elle soit religieuse, ou qu’elle soit sorcière,
ou qu’elle soit les deux, ou qu’elle soit charnière,
du portail de la mer ou des grilles du levant,
qu’elle soit adorée ou qu’elle soit maudite
qu’elle soit sanguinaire, ou qu’elle soit d’eau bénite,
qu’elle soit innocente ou qu’elle soit meurtrière,
en étant phénicienne, arabe, ou roturière,
en étant levantine aux multiples vertiges,
comme ces fleurs étranges fragiles sur leurs tiges,
Beyrouth est en Orient le dernier sanctuaire,
où l’homme peut toujours s’habiller de lumière’’

Nadia TUENI (1935-1983)

Cet hymne à Beyrouth mérite d’être rappelé, alors qu’elle a subi, ce 4 août 2020, une double explosion meurtrière. Le bilan, encore provisoire, faisait état, jeudi 6 aout, d’au moins 137 morts et de plus de 5 000 blessés. Aujourd'hui, des centaines de milliers de personnes se retrouvent à la rue. L'heure est aussi à la recherche des coupables de la tragédie. Le Liban est encore sous le choc et la communauté internationale mobilisée. L’explosion s’inscrit dans un contexte de contestation populaire et d’une grave crise économique, dans l’ère appelée diplomatiquement “printemps’’ arabe.

Une économie dépendante : On a souvent parlé du miracle libanais : des moyens modiques, sans grandes ressource  et une économie prospère qu’on explique volontiers par l’esprit commercial de sa population et son entrepreneuriat, un système bancaire performant, le dynamisme de plusieurs PME familiales, l’apport de son émigration et le réseau mondial d'entreprises "libanaises" implantées partout où se sont implantés les Libanais.

Depuis les années 50, le pays dépend essentiellement des transferts d'argents de la diaspora, selon l'économiste libanais Jad Chaaban. “Le Liban n’a pas de pétrole mais il jouit d’une autre forme de rente, celle des transferts d’argent de la diaspora. Plus de 700 000 Libanais travaillent à l’étranger, notamment dans les pays du Golfe. Ils envoient de l’argent à leurs familles’’. Mais cette dépendance fragilise l'économie libanaise, selon l'économiste. “L'arrivée de l'argent de la diaspora constitue une forme d'argent assez facile. On préfère importer, consommer plutôt que d'investir ou produire localement’’, ajoute Jad Chaaban (Pierre Desorgues, Liban : “les causes de la crise économique’’ In Le Monde, 13 décembre 2019)

D’autre part, le Liban bénéficie d’un investissement étranger important,  notamment français. La guerre civile de 1975 à 1990 a fortement endommagé les structures économiques libanaises, réduisant de moitié la richesse nationale, et reléguant le pays au rang de simple coffre-fort à pétrodollars du Moyen-Orient. Cependant, la paix a fortement aidé à restaurer la situation.

Début 2018, la machine se grippe. Les dollars affluent moins que par le passé et il faut à nouveau augmenter les taux d’intérêt pour les attirer. Depuis le 17 octobre 2019, date du début des manifestations, la savante organisation monétaire et bancaire qui permettait de financer un des pays les plus déficitaires du monde s’est écroulée. Le pays s’enfonce aujourd’hui dans la récession et la débâcle  financière. Le Golfe ne prête plus beaucoup depuis 2014, début du contrechoc pétrolier, et l’ampleur des besoins exige désormais l’intervention du FMI qui a ses exigences : une dévaluation du peg jugé surévalué par ses services d’au moins 50 % qui déclencherait à coup sûr une vague inflationniste meurtrière pour la population ; une restructuration de la dette publique qui, au minimum, allongerait les échéances et réduirait les taux d’intérêt servis sur l’encours de la dette (près de 90 milliards de dollars, soit 81 milliards d’euros), au pire diminuerait sa valeur de 30, 40 ou 50 milliards, le fameux « hair cut », ou réduction du montant de la créance (Jean-Pierre Sereni, « le pitoyable effondrement du « miracle » financier libanais, 9 décembre 2019 in https://orientxxi.info). L’étude des racines de la crise économique libanaise ferait nécessairement valoir les effets de la géopolitique régionale.

Les déboires d’un Etat tampon : “État tampon’’ - nous utilisons l’expression avancée par George Corm -  le Liban, est la caisse de résonnance des conflits de la région. Il dépend des rapports de force régionaux et des interventions des puissances étrangères régionales (Iran, Arabie Saoudite et Syrie) ou internationales (USA, Russie). Il est  au centre d’un champ de tensions entretenues par le conflit israélo‑arabe et par le conflit entre l’Iran et l’Arabie Saoudite (Fabrice Balanche, “le Liban écartelé dans la géopolitique régionale’’, Presses de l’Ifpo, 2016).   Diagnostic prématuré de George Corme, “À défaut d’une prise de conscience, le Liban demeurera un espace de confrontation, feutrée ou ouverte, pacifique ou sanglant, suivant les conjonctures. Il continuera d’être enchaîné à sa vocation d’État tampon qui a fait tant de victimes depuis deux siècles’’ (George Corm, “sortir du cercle vicieux et du statut d’État tampon ? in Confluences Méditerranée », 2006/1 N°56).

Bien entendu, il fut affecté par les événements qui ont bouleversé son aire : La politique   du “Grand Moyen Orient’’ a mis fin au régime de Saddam Hussein et a affaibli l’Irak, redynamisant ses composantes conflictuelles : la minorité chiite, la majorité sunnite et la communauté kurde. Apparemment simple fait divers, mais inscrit de fait, dans la stratégie d’instabilité et de division, le Soudan devait connaitre une grave sécession. Le “printemps arabe’ qui s’ensuivit devait remettre en cause les régimes en Syrie, au Yémen et en Libye. L’Egypte réussit à sauver la mise. Le général Sissi intervient et prit le pouvoir, répondant à une manifestation populaire salutaire contre le pouvoir des frères musulmans. En Tunisie la bipolarité établie, depuis la révolution, institua une crise de gouvernance, affectant gravement la vie économique. Les effets  la contestation populaire et de la remise en cause des états devaient s’en ressentir au Liban.

Le Liban fut sérieusement affectée par la crise syrienne et il a été la victime du “printemps arabe’’, étant le relai des différentes interventions. Pouvait-ill échapper  à la crise économique de la région ?  Son indépendance était de fait remise en cause par les acteurs de la région et essentiellement de leurs soutiens internationaux.

Conclusion : Comment expliquer cette double explosion meurtrière de Beyrouth ?  Qui en sont les responsables ? Dans les heures qui ont suivi, l’explosion a été attribuée à la présence de 2750 tonnes de nitrate d’ammonium stockées depuis 2014 dans un entrepôt du port “sans mesure de précaution”, et ce, malgré les alertes des services douaniers.  Peut-on parler d’interventions extérieures ou plutôt expliquer l’explosion par un certain laisser aller général, conforté par l’affaiblissement des pouvoirs centraux, de la contestation populaire, du contexte du “printemps’’ arabe, qui a mis à l’ordre un relâchement général, dans un Moyen-Orient qui nécessite un redressement global ?

Une crise de gouvernance

Pr. Khalifa Chater

L'économiste maghrébin, du 29 juillet au 12 aout 2020

 

La gouvernance désigne la manière dont un gouvernement exerce son autorité économique, politique et administrative et gère les ressources d'un pays en vue de son développement. Elle a "pour but de fournir l'orientation stratégique, de s'assurer que les objectifs sont atteints, que les risques sont gérés comme il faut et que les ressources sont utilisées dans un esprit responsable". La révolution tunisienne avait comme objectif d’assurer une meilleure gouvernance, au service des citoyens, leur assurant la liberté, la dignité et l’amélioration de leurs niveaux de vie. Elle constitua un défi, pour tous les gouvernements qui se sont succédé. Fait évident, la bipolarité idéologique, les guerres entre partis et la compétition pour les charges ministérielles ont remis en cause la priorité du développement. L’endettement de  l’Etat, le développement du chômage, la baisse du niveau de vie et la baisse du pouvoir d’achat ont été aggravés par l’inflation et la chute du dinar. La pandémie accrut le chômage et bloqua les moyens d’intervention de l’Etat, au service de la société. Une décroissance de moins de 7 % devait annihiler toutes possibilités de redressement.

La démission du chef de gouvernement Elias Fakhfakh, fragilisé par un conflit d’intérêts évident, devait mettre à l’ordre du jour une nouvelle donne. Son gouvernement fut certes préoccupé par le traitement des conséquences de la pandémie. Mais, dés sa prise du pouvoir, il a occulté le traitement des questions socio-économiques, qu’il aurait dû promouvoir. Comptable plutôt qu’économiste, il n’avait pas de vision d’avenir. La Tunisie est désormais à la recherche d’un chef de gouvernement. Les partis avancent des candidatures, de leurs seins, de leurs hiérarchies, faisant valoir les rapports de forces, alors que le défi socio-économique exige un économiste confirmé, ayant fait ses preuves.

L’équation politique est perturbée par le conflit entre les dirigeants : Nahdha prépare une motion parlementaire, pour licencier Elyes Fakhfakh, déjà démissionnaire alors qu’un certain nombre de députés demandent l’écartement de la présidence du parlement du président de Nahdha. Des guerres parlementaires théâtralisées, avec leurs auteurs, leurs acteurs et leurs souffleurs, assurant publiquement des discours de langue de bois ou des surenchères. Ne traitant pas les priorités des citoyens, les conditions de leurs quotidiens, les députés et leurs partis perdent leurs légitimités.

Arbitre de la situation, le président de la république, plus à l’écoute des revendications populaires, les rappellent régulièrement. Il estime qu’il faut rectifier le tir.  Pourrait-il imposer son slogan-programme "le peuple veut" ?  Pourrait-il faire valoir sa médiation entre le peuple et la classe politique ? Comment interpréter "le non-dit" de ces discours, les allusions non explicites "aux ennemis de l’intérieur et de l’extérieur". C’est à lui que revient le mot final, lors du choix du chef du gouvernement, après la présentation de candidats par les partis. Lourde responsabilité. Autrement, en l’absence de consensus, la dissolution du parlement et l’organisation de nouvelle élections changeraient la donne, mais reporterait le traitement de la crise économique.

Le post-printemps arabe, étude de cas…!

Pr. Khalifa Chater

L'économiste maghrébin, du 15 au 19 juillet 2020

 

Des hirak, des contestations populaires plutôt que de vraies révolutions, ont remis en cause les régimes autoritaires de l’aire arabe. Les résultats obtenus dépendaient, dans une large mesure des spécificités des Etats. Des présidences à vie, des régimes de partis-états définissaient ces cas de despotisme plus ou moins éclairées ou prétendus tels : En Egypte et en Libye, le pouvoir avait une caractéristique militaire, dépendant de sa genèse. Alors que l’Egypte est centralisée, la Libye maintenait de fait ses divergences régionales et tribales. En Syrie, le pouvoir d’Assad s’appuyait sur le parti Baath. En Algérie, le pouvoir conciliait l’autorité de la direction du FLN et de son soutien, par l’armée. En Tunisie, le pouvoir était le produit du coup d’Etat de 1987, qui a écarté le leader Habib Bourguiba. Au Yémen, la guerre civile divise le pays, en deux mouvances, en 1962  et suscite une guerre de procuration entre l’Egypte et l’Arabie. En dépit de la fusion, en 1990, de la République arabe du Yémen (Yémen du Nord) et la République démocratique populaire du Yémen (Yémen du Sud), la centralisation reste aléatoire, vu le tribalisation dominant. Bien entendu, le jeu politique internationale et régionale affecta l’aire arabe et remis en cause sa stabilité.

La guerre civile se perpétue en Libye : Depuis l'intervention occidentale de 2011 et la chute de Mouammar Kadhafi, le pays s'enlise dans une guerre civile avec, dans chaque camp, de nombreux parrains. D'un côté, Qatar et la Turquie soutiennent le gouvernement d'entente nationale (GEN), soit disant légitime de Serraje. De l’autre coté, les Emirats, l’Egypte et la Russie sont les alliés du général Haftar, qui domine la Cyrénaïque. L’Union Européenne affirme une certaine neutralité, bien que certains de ses membres, aient choisi leurs alliés, qu’ils appuient discrètement, la France plutôt favorable à Haftar, le Royaume Uni, qui penche vers le gouvernement Serraje.  Mais la composition de ce gouvernement, qui intègre les islamistes, les milices et les terroristes suscitent de grandes inquiétudes. Khalifa Haftar, l’homme fort de l'Est libyen, a lancé, en avril 2019, une offensive contre Tripoli. Mais l’intervention de la Turquie,  engagée depuis novembre aux côtés du GNA, a bloqué l’avancée  de l’armée de Haftar. Les renforts turcs et les mercenaires daéchiens ramenés de Syrie auraient inversé les rapports de forces.

La donne régionale  et internationale semble annoncer d’éventuels changements. La prise de position de la France contre l’intervention turque en Libye aurait certes ses influences sur les positions occidentales, vu la pression qu’elle exerce sur l’otan. Le  président tunisien, déclara, lors de voyage à Paris, dans un entretien avec France 24 que la légitimité du gouvernement Serraje est provisoire. Mais la position de la Tunisie reste ambigüe, vu la bipolarité politique des acteurs et l’alliance de Nahdha avec la Turquie et le gouvernement de Tripoli. Changement de l’attitude de l’Algérie,  le président Tabboune affirma que le gouvernement Serraje  “a perdu sa légitimité et ne représente plus le peuple’’ (France 24, 4 juillet). Position différente de la France qui soutient le maréchal Haftar,  l’Algérie  demande la prise du pouvoir d’un conseil élue. Position partagée, les pays du voisinage ne s’accommoderaient pas d’un protectorat turc, en Tripolitaine. Ce qui risque de changer les rapports de forces en Libye. De fait, le président Erdogan joue sa  dernière carte. Il est affaibli dans son pays alors que sa politique d’expansion néo-ottomane suscite un véritable lever de bouclier.

Des frappes, le 5 juillet,  contre les forces turques, établies dans la base de Watiya, annoncent que le maréchal Haftar, soutenu par l’Egypte à repris l’initiative.

Le défi libanais : Le Liban est le dernier pays marqué par la contestation populaire. Le mouvement contestataire se déclencha, en octobre 2019, à cause d’une hausse de taxe décidée pour renflouer les caisses de l’État. Une partie de la population est alors descendue dans la rue pour exiger le renvoi de toute la classe politique, rendue responsable des maux du pays et pour demander  “un nouveau pacte social, un nouveau système politique, une sortie du communautarisme débridé’’ affirme  Karim Bitar, directeur de l’Institut des sciences politiques de l’université Saint-Joseph de Beyrouth.

De fait, le Liban subit les contrecoups de la crise syrienne et l’implication de Hizb Allah, dans cette guerre. Depuis lors, la crise financière s’est amplifiée et les manifestations ont perduré. Cet ancien “paradis bancaire’’ subit, depuis l’automne 2019, une crise économique sans précédent (Le monde 26 juin 2020). Les crises se succèdent depuis l’automne 2019 au Liban. La démission du gouvernement n’arrêta pas l’escalade. La crise a culminé, début juillet, par une dépréciation record de la livre libanaise face au dollar auquel elle était indexée depuis 1997. Officiellement, le rapport est d’un dollar pour 1507 livres, mais sur le marché parallèle, il a atteint le seuil des 5000 livres, voire les 6000 selon certains médias locaux. “Ce n’est plus une crise que traverse le Liban. C’est une tornade, un déclassement à toute allure marqué par une dépossession du pouvoir d’achat, des licenciements et une perte de repères’’ affirme Laure Stephan (Le Monde 3 juillet 2020).

Faudrait-il changer le modèle socio-économique mise en cause par les manifestants ? Les Libanais qui manifestent sont unis par une “revendication commune de changement, de voir naître un Liban nouveau, mais il n’y a pas encore de feuille de route commune… On a vu émerger depuis octobre 2019, un citoyen libanais qui ne souhaite plus qu’on l’assigne à résidence identitaire parce qu’il a pu naître sunnite, chiite ou maronite,’’, reconnaît le politologue Karim Bitar (enteretien, par Xavier Sartre, 16 juin 2020 , Vatican news).

Tunisie, un gouvernement fragilisé : La désunion de la coalition gouvernementale annonce une ère d’instabilité. Nahdha réclame l’élargissement de la coalition, pour intégrer le parti Qalb Tounes.  Ce que refuse le chef du gouvernement faisant valoir l’exigence du président de la république. Nahdha souhaite faire valoir la majorité parlementaire, avec l’alliance de Qalb Tounes et la coalition al-Karama. Elle remet en cause le parti ech-Chaab, vu sa prise de distance avec son idéologie. Elle n’omet pas ses divergences avec le Président, qui souhaite qu’on accorde la priorité au traitement de la crise sociale et ne partage pas son soutien, au gouvernement Serraje.

Le chef du gouvernement est fragilisé par les soupçons de conflit d’intérêts. Il est soutenu par le pari Tayar, qui occulte son discours fondateur. Mais la position du parti Nahdha semble ambigüe. Elle hésite entre sa mise en dépendance pour faire valoir ses vœux ou son écartement du pouvoir. Réuni le 4 juillet, son bureau exécutif annonce une “réévaluation de la position du mouvement vis-à-vis du gouvernement et de la coalition’’, lors de sa prochaine réunion. Le gouvernement est désormais en sursis. Mais les partis de la coalition gouvernementale et parlementaire craignent d’éventuelles élections, en cas de chute du gouvernement, vu l’ascension spectaculaire du parti destourien.

Les autres cas : La Syrie fut la grande victime de la géopolitique régionale et internationale. Les interventions de la Russie et de l’Iran,  ont permis le maintien au pouvoir du président Assad. Mais les interventions turques contre les Kurdes de Syrie portent atteinte à sa souveraineté.

Au Yémen, la guerre civile a été confortée par les interventions de l’Arabie Saoudite, des Emirats et de l’Iran.

L’Egypte réussit à écarter du pouvoir les Frères musulmans. Le général Sissi intervient et prit le pouvoir, répondant à une manifestation populaire salutaire. Il a pu ainsi sauver la mise.

Si l’histoire m’était contée … !

Pr. Khalifa Chater

L'économiste maghrébin, du 25 juin au 1 juillet 2020

 

 “L'histoire consiste à méditer, à s'efforcer d'accéder à la vérité, à expliquer avec finesse les causes et les origines des faits, à connaître à fond le pourquoi et le comment des événements’’. (Ibn khaldoun, Tunis 1332 - Le Caire 1406).

Chaque révolution a ses maladies infantiles, au-delà de la quête  d’une république souverainiste, démocratique et sociale. En Tunisie, les discussions parlementaires du 9 juin 2020, ont été marquées par des polémiques relatives à l’identité nationale, à la genèse de la colonisation et à l’histoire du mouvement national. Cette velléité de révisionnisme - fut-elle exprimée par des voix isolées, des éléments marginaux de la classe politique ! - s’inscrirait au-delà du passéisme et de la nostalgie, les enfants de l’anthropologie révolutionnaire tunisienne. S’agissait- elle de robinsonnades, occultant les rapports de production et de l’exploitation qui en découle, elle nécessite un rétablissement de la vérité et une confirmation de nos assises historiques, par une correction du discours politique de dérive, fut-il minoritaire et non représentatif, vu le consensus parlementaire qui l’a rejeté. Il fallait appréhender l’histoire dans sa globalité et sa complexité, réhabilitant les acteurs politiques, les leaders qui ont engagé la dynamique de promotion du pays.

Le statut de la Tunisie : Oujak de Tunis ou dar jihad (termes usuels dans la correspondance tuniso-ottomane), Etat Barbaresque (terme souvent utilisé par les Européens), wilaya ottomane (province) ou Régence, quel était le statut de la Tunisie ? La Tunisie était certes une wilaya  ottomane ou pachalik, puisque le bey est le pacha, en titre, de la régence de Tunis, un gouverneur de cette province.  Mais la Tunisie disposait d’une autonomie effective, échappant au droit de regard du calife. Les beys se succédaient au sein de la famille mouradite puis husseinite. La régence de Tunis ne payait pas d’impôt à la Turquie, mais offrait des cadeaux à Istanbul, lors de l’accession d’un bey ou d’un calife au pouvoir, occasion de la ratification de la nomination du bey, par le suzerain ottoman.

Les beys de Tunis affirmaient leur indépendance de la Turquie. En mai 1838, soucieuse de rattacher davantage la Régence à son empire, la Turquie envoya un émissaire de haut rang, le vice-amiral ottoman, pour demander à Ahmed Bey, de payer un tribut annuel au sultan. Mais il refusa. La Turquie profita de la promulgation du Khatti Gulhané, pour demander son  application dans la Régence de Tunis. Ahmed Bey refusa. Revenant à la charge, le sultan demanda au bey d’adopter l’emblème national ottoman et de payer des impôts à la sublime Porte. Le Bey refusa (Voir Ibn Abi Dhiaf, Ithaf ahl azzamane bi Akhbar moulouk tounes wahd al aman, t. 4, pages 17, 18, 37, 38, 49). Ahmed Bey rejetait ces demandes, sans remettre en cause la suzeraineté ottomane. D’ailleurs, il effectua, en 1846, une visite officielle en France, sans consulter le sultan, confirmant les vélléités d’indépendance. D’ailleurs, la nature du pouvoir ottoman, assurant ses assises par les soldats turcs et les mamelouks, changea par l’adoption de l’armée nizamie, formée par des hommes du pays.

L’établissement du protectorat : Méconnaissant l’histoire tunisienne, des députés affirmèrent que la Turquie aurait donné la Tunisie à la France. La critique de la politique d’expansion néo-ottomane ne justifie pas une révision politique subjective de l’histoire. La Turquie était “l’homme malade de l’Europe’’, depuis le XVIIIe siècle. Menacée de partage, elle fut sauvée par le Royaume Uni, qui ne voulait pas  permettre, par cette donne, à la Russie d’accéder à la Méditerranée. De fait, la Tunisie vivait une ère de dépendance et était soumise aux consuls de France et de Grande Bretagne. Elle était l’objet de convoitises européennes. Durant son ère précoloniale, elle dut développer ses échanges avec l’Europe, subissant une “économie de traite’’, échangeant ses produits agricoles avec les produits manufacturés. L’alternative coloniale, en vue de la conquête des marchés, était son horizon, à plus ou moins brève échéance. Voir notre étude : Dépendance et mutations précoloniales: La régence de Tunis de 1815 à 1857, Publications de la Faculté des Sciences Humaines et Sociales, Tunis, 1984). L’endettement, depuis 1863, la banqueroute en 1869 et l’établissement de la commission financière internationale Anglos-franco-italienne, en 1869, accéléraient cette mise en dépendance (voir l’analyse, la genèse et les conséquences de la crise financière, par le  professeur Jean Gainage, Les Origines du protectorat français en Tunisie (1861-1881), Paris, PUF 1959).

En marge du congrès de Berlin, Bismarck offrit la Tunisie à la France, souhaitant occulter l’occupation allemande de l’Alsace lorraine. Le congrès de Berlin précipita le partage colonial.

Le mouvement national : Habib Bourguiba fut le leader du mouvement  mouvement national. Peut-on considérer le principal père fondateur comme “un collaborateur de la France’’ (affirmation gratuite d’un marginal, qui suscita un lever de bouclier (discussion parlementaire du 9 juin) ? Peut-on oublier qu’Habib Bourguiba a été l’objet d’arrestations et d’exils ? Il fut arête du 3 septembre 1934 - au 22mai 1936 à  Kebili, Tataouine, Borjle Bœuf, puis du 10  avril 19 38 à janvier 1943, à Teboursouk, Fort Saint-Nicolas de Marseille, Montluc de Lyon et  Fort de Vancia. Il a eu le mérite d’intégrer le peuple dans la lutte nationale et de conduire le pays à l’indépendance, par sa stratégie des étapes. Dans ce contexte, il a engagé les négociations de l’autonomie interne et a exigé la satisfaction de l’objectif de l’indépendance. Habib Bourguiba a choisi le grand propriétaire terrien Tahar Ben Ammar, proche du mouvement national, comme chef de gouvernement, pour diriger l’équipe de négociateurs tunisiens. Le jeune Taieb Mhiri, dirigeant de la lutte a joué le rôle d’intermédiaire entre Habib Bourguiba, en France, Salah Ben Youssef à Genève et le gouvernement, à Tunis. Mais Salah Ben Youssef a pris ses distances et rejoint Bandoeng, considérant l’autonomie interne comme un  “pas en arrière’’. Voir notre étude  Tahar Ben Ammar 1889 - 1985, publications Nirvana, Tunis, 2010.

Peut-on expliquer cette rupture entre Habib Bourguiba et Salah Ben Youssef, par “le radicalisme et le panarabisme’’, du secrétaire général du Néo-Destour ? Au contraire, Salah Ben Youssef a opté pour une tactique modérée, après le retour de Bourguiba du Caire. En août 1950, il est désigné ministre de la Justice dans le gouvernement de M'hamed Chenik, qui devait conduire les négociations vers l’autonomie interne. D’ailleurs, au cours de son exil, Habib Bourguiba souhaitait le développement de la contestation nationaliste, pour développer son argumentaire au Moyen-Orient et en Occident. Lors de son exil, il affirma “Nous avons acquis la certitude, que l’émancipation de la Tunisie de la tutelle française ne sera jamais réalisée avec la coopération de la France. Elle se fera malgré la France ou ne se fera pas’’ (lettre de Bourguiba à son fils, Le Caire, 16 janvier 1949, in Habib Bourguiba, la Tunisie et la France, Julliard, 1954, p.219). Par contre, Salah Ben Youssef, qui dirigeait l’appareil du parti, durant l’exil de Bourguiba,  souhaitait calmer le jeu et entretenait des bonnes relations avec l’Establishment, en faveur des réformes.

Le statut radical et panarabe de Ben Youssef est bien tardif. Certes, Ben Youssef  était considéré, dans cette conjoncture, comme “extrémiste’’. Mais il était aussi “plus traditionnaliste et plus conservateur’’, alors que Bourguiba devait se distinguer par sa modernité (jugement de Ben Youssef par Vacherot, in Albert Memmi, Tunisie, an 1, CNRS, 2017, p. 67). Mais le conflit s’expliquait essentiellement par la lutte pour le pouvoir entre les deux leaders. Bourguiba était le chef charismatique du Néo-Destour. Ben Youssef était le dirigeant de l’appareil. Outre la légitimité de la fondation du parti, la préparation  de la lutte populaire avec Ahmed Tlili, et le recouvrement de la souveraineté, Bourguiba fut le promoteur de l’Etat moderne, de l’émancipation de la femme, de l’enseignement obligatoire et du développement des services de santé. Ces apports ne pouvaient être négligés.

 

La libye enjeu de la politique régionale et internationale…!

Pr. Khalifa Chater

L'économiste maghrébin, du 11 au 25 juin 2020

 

Depuis l'intervention occidentale de 2011 et la chute de Mouammar Kadhafi, le pays s'enlise dans une guerre civile, avec, dans chaque camp, de nombreux parrains. D'un côté, Qatar et la Turquie soutiennent le gouvernement d'entente nationale (GEN), soit disant légitime de Serraje. De l’autre coté, les Emirats, l’Egypte et la Russie sont alliés du général Haftar, qui domine la Cyrénaïque. L’Union Européenne affirme une certaine neutralité, bien que certains de ses membres, aient choisi leurs alliés, qu’ils appuient discrètement, la France plutôt favorable à Haftar, le Royaume Uni, qui penche vers le gouvernement Serraje.  Mais la composition de ce gouvernement, qui intègre les islamistes, les milices et les terroristes suscitent de grandes inquiétudes, que partagent l’Algérie et la Tunisie. Khalifa Haftar, l’homme fort de l'Est libyen, a lancé, en avril 2019, une offensive contre Tripoli. Mais l’intervention de la Turquie,  engagée depuis novembre aux côtés du GNA, a bloqué l’avancée  de l’armée de Haftar. Les renforts turcs et les mercenaires daéchiens ramenés de Syrie auraient inversé les rapports de forces.

Une guerre américano-russe à l’horizon ? : Face à l’intervention décisive de l’allié turc car ses drones infligent de lourdes pertes aux systèmes de défense anti-aériens d'Haftar, la Russie  a renforcé son soutien. Ses avions de combat entrent en scène. 14 avions militaires dont Six Mig et deux Sukhoï auraient été déployés ces derniers jours sur la base d'Al Jufrah au cœur du désert libyen, d’après une déclaration américaine. Ce déploiement aérien est de nature à raviver le conflit. L'armée américaine accuse la Russie de déployer des avions de combats en Libye, un pays pourtant soumis à un embargo international sur les armes. Washington affirme son inquiétude. Les Etats-Unis envisageraient d’intervenir, en Libye, contre l’intervention russe, par le recours à une brigade américain qui agirait à partir de la Tunisie (agence Reuters, 30 mai 2020).  Cette information est confirmée par une déclaration du Commandement des États-Unis pour l'Afrique, Stephen J. Townsend. Est-ce qu’une guerre entre la Russie et les USA en Libye est à l’horizon ? S’agit-il d’un discours de surenchère, sans lendemain qui entretient  la guerre froide au Maghreb ?

Une entrée dans la guerre des USA en Libye semble exclue : Elle ne répond pas à  l’agenda du Président Trump :

"1) Relance de l'économie, bref l'America first plus que jamais

2) La Chine comme nouvel ennemi stratégique (qui colle à la vision bipolaire des élites conservatrices US), ce qui permet au passage une réévaluation de la posture US vis-à-vis de la Corée du Nord et de l'Iran dont on perçoit les signaux faibles d'une reprise du dialogue bilatéral avec cette dernière ;

3) Retrait des boys de la région MENA".

Nous partageons l’analyse de l’expert Pierre Razoux et son identification des enjeux de la présidence américaine, avant les nouvelles élections.  Un certain nombre de militaires et diplomates américains pousserait certes, dans cette direction. Mais Est-ce c’est "l'état profond qui joue sa partie?" affirme l’expert Pascal Ausseur, estimant que Trump "ne souhaite pas  se placer en confrontation avec les Russes et donc contre Haftar, soutenu par l'Arabie saoudite en Libye.  Sa récente proposition d'inviter Poutine au prochain G7 va dans ce sens". Conclusion de Pierre Razoux : Les Américains envoient un " un triple signal à Erdogan, à Poutine et aux Algériens (afin) que " chacun restera raisonnable". De ce point de vue, la déclaration américaine serait sans lendemain. Ce discours aurait pour objectif de calmer le jeu, sinon d’assurer un rééquilibrage des forces en Libye.

Position du voisinage : En fait, l’Egypte, l’Algérie et la Tunisie sont hostile à l’intervention turque, qui réduirait la Libye à un protectorat néo-ottoman. Elles rejettent tout projet de démantèlement de la Libye. L’opposition égyptienne aux Turcs est bel et bien déclarée. Le Caire est l’allié du général Haftar. L’Algérie est certes affaiblie. L’effondrement du prix pétrole a réduit ses moyens. Son régime est mis à l’épreuve, par la contestation populaire. Mais elle ne cache pas son  opposition à toute intervention étrangère en Libye et défend une solution politique de la crise libyenne, qui écarterait un éventuel établissement d’un pouvoir islamique.

La Tunisie pays de l’évacuation couteuse de la base française de Bizerte serait, bien entendu hostile à un déploiement éventuel d'une brigade US et à une intervention militaire en Libye. D’ailleurs, l’UGTT s’est empressé de répondre à la déclaration américaine et d’affirmer son refus d’établissement d’une base américaine, en vue d’une intervention en Libye. Mais la classe politique est divisée sur la question des interventions étrangères en Libye. L’alignement de Nahdha sur la Turquie explique, dans une large mesure, sa proximité géopolitique avec le gouvernement de Serraje.  Rached Ghannouchi président du parlement et du parti Nahdha fut l’objet d’un questionnement sur la question (séance parlementaire du 3 juin). On l’accusa de diplomatie parallèle en faveur d’Ankara et on critiqua sa félicitation du gouvernement de Tripoli. La motion présentée par le parti destourien, contre les interventions extérieures en Libye, n’a pas recueillie la majorité absolue, nécessaire à son adoption (96 voix contre 68). Nahdha sauva la mise, grâce au parti Tayar, qui réactive son alliance avec la troïka d’antan.  Mais une nouvelle grande coalition se dessine, puisque l’opposition  contre Nahdha compte désormais  96 députés. Ce qui annonce un rééquilibrage politique plutôt défavorable aux interventions étrangères, tous azimuts, au Maghreb.

P.S. : Les avancées et reculs des armées des protagonistes montrent que la solution politique libyo-libyenne semble s’imposer. Mais la question est bien complexe :

1-  Position géopolitique : "Les vrais accords, sont les accords des arrière-pensées"(Paul Valery).

2- condition difficile : Est-ce que les parrains  faciliteraient un accord, qui les sortirait de la scène libyenne ?