Pr. Khalifa Chater
l'Economiste maghrébin, n° 766, du 15 mai 2019
“Depuis la chute de Bagdad, en 2003, les pays arabes furent l’objet d’épreuves, affaiblissant leurs pays’’, affirmait un observateur. Il fait valoir le discours du “grand Moyen-Orient’’ et de “l’anarchie créatrice’’. La Libye subit la stratégie de "l'anarchie créatrice", qui institua sa déstabilité et sa fragmentation, dans le cadre du façonnement tragique de l'avenir du monde arabe. L’offensive vers le nord-ouest du chef de l’Armée nationale libyenne (ANL) et son intervention militaire contre le pouvoir établi en Libye, qui débuta le 2 avril, précipita les événements et transgressa les velléités d’une solution politique, constamment différée. Comment définir l’offensive du maréchal Khalifa Haftar, pour prendre la capitale Tripoli, qui écrit “un nouveau chapitre’’ de la crise libyenne ? Le maréchal, acteur incontournable est-il le “sauveur’’ de la Libye, comme l’affirment ses proches, ou “l’instigateur de coups d'Etat’’, opinion de ses détracteurs (rédaction LCI, 7 avril, 2019) ?
Au-delà de la guerre civile ? Intégration paradoxale, la Libye est formée de plusieurs régions nettement distinctes. La Tripolitaine, au Nord-Ouest, liée au Maghreb et la vaste plaine côtière agricole de la Jeffara, relèvent de l’économie méditerranéenne. Au Sud-Ouest, le Fezzan, vaste zone de transit vers le Sahel (actuels États du Tchad et du Niger) et l’Algérie, abrite d’importants oasis. La Cyrénaïque qui occupe toute la portion orientale du pays regarde depuis l’Antiquité vers l’Égypte et le Machrek. Sa ville principale, Benghazi, ex-capitale politique sous la monarchie, commande le Nord-Est dont les plateaux étagés du Djebel Akhdar sont découpés par de petites plaines littorales agricoles. Elle incorpore le Sud-Est, vaste espace désertique qui s’organise autour de l’oasis de Koufra. Il s’agit d’un espace économiquement et stratégiquement très important comme zone de transit vers le Soudan. (Patrice GOURDIN, Géopolitique de la Libye, diploweb, 18 septembre 2011). Le pouvoir Kadhafien et la rente pétrolière, qui profita au régime et lui permit d’assoir ses assisses populaires, assura à la Libye une intégration conjoncturelle relative. Constat d’un expert, “ le régime avait commencé, dans les années 1970, à instituer un véritable État-providence qui bénéficiait au plus grand nombre et qui perdura en partie jusqu’à aujourd’hui’’ (Patrice GOURDIN, ibid.). La nouvelle donne réactualisa la division régionale et les oppositions tribales. Vu sous cet aspect, l’opération Khalifa Haftar pouvait être perçue comme une stratégie d’occupation territoriale.
D’autre part, l’actualité underground met à l’ordre du jour, le jeu de la géopolitique régionale et internationale : Alors que le pouvoir tripolitain, qui associe de fait les milices, plus ou moins proches de l’internationale islamiste, bénéficie du soutien du Qatar et de Turquie, le maréchal Haftar est soutenu par l’Egypte, l’Arabie Saoudite, les Emirats, la Russie, la France et les Etats-Unis, dont le président Trump lui assura son soutien, contre les milices terroristes. Le président américain Donald Trump s'est entretenu avec lui, au téléphone lundi 15 avril. Les deux hommes ont parlé «des efforts antiterroristes en cours et de la nécessité de rétablir la paix et la stabilité en Libye» (rapport de la Maison blanche, 19 avril). L’échec de la motion britannique présentée au Conseil de Sécurité, atteste l’isolement du Royaume Uni, qui reste fidèle à son soutien de l’islam politique. Les événements de Libye constituent une guerre civile, puisqu’il s’agit d’un affrontement armé entre des habitants d'un même pays. Mais sa nature est bien plus complexe : Sous ce double aspect, de l’opposition régionale et de l’intervention étrangère, la guerre de Libye transgresse, par sa complexité, sa dimension nationale.
Les raisons de l’intervention : “Le dessein politique est la fin, la guerre et jamais le moyen ne peut être conçu, sans la fin’’ (Carl Von Clausewitz). La guerre civile de Libye, - fut-elle complexe ! – ne peut être analysée, sans l’examen de la dialectique entre les fins politiques et les objectifs militaires. L’offensive du maréchal Khalifa Haftar n’a point comme objectif une occupation territoriale. Il s’agit de soumettre à ses vues le gouvernement Faez al-Sarraj, dont les compromis avec l’islam politique dénature le régime, selon le maréchal Haftar. “L’offensive du chef de l’Armée nationale libyenne (ANL) ne serait pas une agression, mais une libération des Tripolitains, tenus en otages par les milices islamistes et les trafiquants en tout genre’’ (déclaration d’Al-Hadath, la chaîne télévisée libyenne tout acquise à la cause du maréchal Haftar, 5 avril 2019). “Nous soutenons l’avancée des forces armées de l’armée nationale dans le but de purifier Tripoli et sa région des milices et des groupes terroristes’’, déclare un des témoins que cette chaine diffusa. Le gouvernement al-Sarraj s’oppose à ses propos mais son alliance de fait avec Qatar et la Turquie, confirment ces accusations. N’ayant jamais songé à négocier avec Tripoli, le maréchal Haftar a finalement décidé de prendre d’assaut la capitale. Il fit valoir l’action militaire à la solution politique qui a longtemps trainé (Jihâd Gillon « Libye : pourquoi le maréchal Haftar tente le coup de force », Jeune Afrique, 17 avril 2018).
Alors que le maréchal Haftar a demandé à ses troupes de poursuivre la conquête de Tripoli, au cours du mois de ramadan, rejetant la demande de trêve du représentant des nations unis, le Premier ministre du gouvernement libyen d'union nationale (GNA), Fayez al-Sarraj, effectua une tournée en Europe pour s'assurer de son soutien, le 7 et 8 mai. Sa tournée débuta par une rencontre avec le chef du gouvernement italien, Giuseppe Conte, qui a assuré qu'une stabilisation militaire de la Libye ne serait qu'«apparente». Ayant reçu Faiez Al-Sarraj, le même jour, la chancelière allemande, Angela Merkel, appelé "les deux parties en conflit en Libye à reprendre le processus politique et les négociations sous la direction des Nations Unies, sur la base de l'accord d'Abou Dhabi". Emmanuel Macron, qui s'est entretenu, mercredi 8 mai, avec le Premier ministre libyen Fayez al-Sarraj, a appelé à une trêve sans conditions en Libye, sous supervision internationale. Il a rappelé la volonté de la France d'aider à la relance d'un processus politique en Libye. Emmanuel Macron a profité de sa rencontre avec le chef du gouvernement libyen d'union nationale (GNA), basé à Tripoli et reconnu par la communauté internationale, pour tenter de désamorcer les critiques d'une partie des membres du GNA sur un "double jeu" présumé des Français, qui soutiendraient Khalifa Haftar. Après les vœux pieux, d’Angela Merkel et d’Emmanuel Macron, Faiez al-Sarraj rencontra la première ministre britannique, plutôt acquise à sa cause, vu le soutien britannique de l’Islam politique et sa vaine tentative de condamner l’initiative de Khalifa Haftar, par le conseil de Sécurité.
Une mise à l’épreuve militaire : Comment se frayer un chemin dans ce “brouillard’’ que constitue toute guerre, selon Von Clausewitz. Similaire à un jeu de cartes, mais tragique, toute guerre s’inscrit dans “les lois de la probabilité’’, qui remplacent les certitudes. Dans le cas du maréchal Haftar, il a apparemment l’avantage de l’offensive. Mais son action est handicapée, par sa volonté de ménager la population civile, dans la mesure où il s’érige en libérateur et non en belligérant, soucieux de coloniser des terres étrangères. Fait d’évidence, ce ne fut guère une guerre-éclair ? Il ne l’a surement pas envisagé ainsi. L’éloignement de sa base de départ, prés de 1200 kilomètres, ne facilitait pas l’arrivée des renforts et du ravitaillement. Le gouvernement al-Sarraj, par contre, est réduit à l’offensive. Mais il bénéficie de la connaissance du terrain et de l’appui direct de la population. Mais la participation des milices – ses alliés effectifs ou de fait -, redessine la nature du projet de société et éloigne les partisans d’un projet de société moderniste et d’ouverture. D’autre part, le clan des Khadhafistes ne saurait s’allier à l’islam politique. La donne générale confirme l’aspect aléatoire de la guerre.
Mais, fait d’évidence, la guerre de Tripoli dépend des rapports de forces des acteurs régionaux et internationaux. Les événements d’Algérie et du Soudan, le redressement de la Syrie et l’émergence de l’Egypte comme pôle d’appui régional, créent des conditions favorables à l’opération Haftar. Elles l’érigent en acteur important des négociations politiques éventuelles et feraient valoir les enjeux, qu’il a mis à l’ordre du jour.
Conclusion : La population de Tripoli, prés de trois millions d’habitants, est en plein désarroi. Subissant la guerre, elle ne peut se prononcer, en connaissance de cause sur le choix des projets de société, que défendaient les protagonistes. Ceux qui le pouvaient, ont cherché refuge en Tunisie ou s’étaient éloignés des environs, où se s’engageaient les affrontements. Mais la plupart vivent douloureusement cette situation d’attente, qui différait leurs engagements.